L’appel du ciel : transcender les frontières de l’occupation
Dans un état psychotique, une jeune patiente de Cisjordanie âgée de 16 ans a dépassé le cadre de ses propres frontières : “J’ai vu le ciel devenir rouge et j’ai perçu un appel… J’ai regardé les gens dans les yeux, j’y ai vu la même excitation, j’ai vu qu’eux aussi comprenaient l’appel du ciel.” Ce qu’elle comprenait, c’est que Jérusalem avait été libérée et qu’on l’appelait à marcher en direction de la ville. Son vœu de liberté et son désir profond de rejoindre Jérusalem libérée ont surgi, déformant la réalité de la situation politique. La beauté de cette vision psychotique s’est conclue ainsi : la police des frontières l’a agressée puis arrêtée. Alors que des dizaines d’autres jeunes ont été tués aux postes de contrôle frontaliers, elle a survécu et a pu raconter son histoire.
Contrairement aux limites psychiques affaiblies de ma patiente, les limites géopolitiques et les frontières érigées par l’occupant sont bien là, présentes dans toute leur rigidité. Non seulement ces postes de contrôle nous volent nos terres et nos ressources naturelles, fragmentant notre identité palestinienne en nous classant comme Hiérosolymitains, Cisjordaniens, Gazaouis, ou comme Palestiniens de 1948, réfugiés, exilés, mais ils continuent de forger de nouvelles identités qui réaffirment le privilège de l’occupant et nous dénient nos droits et notre intégrité. Ces postes de police définissent les murs de l’exclusion et du contrôle, les carrefours où se croisent une humiliation de toutes les couleurs et la peste noire mortelle promise à quiconque se risquerait à “envahir” l’autre côté des frontières de son étroite prison communautaire. Ces structures de béton paramètrent et limitent nos émotions, nos relations, nos espoirs, nos rêves et nos ambitions. Ils sont damnés, ceux qui défient leurs frontières et osent étendre vers l’extérieur de leur cage leurs amours, leurs parentés, leurs amitiés, leurs études, leur travail.
Un jour, après une conférence que j’avais donnée à Bruxelles, j’ai été abordé par un très jeune Palestinien de Gaza. Son souhait était des plus pragmatiques : il voulait que je l’aide à obtenir des documents attestant qu’il était palestinien. Ce jeune homme ne supportait plus la vie qu’il menait à Gaza, alors ils s’était enfui par les tunnels, passant ensuite par un terrible périple à travers l’Égypte et plusieurs pays d’Europe avant d’arriver à Bruxelles. Tout son argent y était passé, il avait dû payer tout ce qui peut être payé aux contrebandiers et aux passeurs. Lorsque le bateau qui le transportait était arrivé près des côtes italiennes, il avait fait naufrage et plusieurs de ses compagnons étaient morts. Il avait perdu en mer tout ce qu’il possédait, y compris ses papiers d’identité et son certificat de naissance.
À Gaza, les frontières sont désormais un nœud coulant qui étrangle la vie des habitants. L’état de siège entrave tout potentiel humain en faisant obstruction à l’alimentation électrique, au travail, aux études, en privant les gens de soins médicaux. Récemment, le Centre Palestinien de Recherche sur les politiques et enquêtes d’opinion (PSR) en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza a révélé qu’un Gazaoui sur deux pensait à émigrer. Ceux qui refusent l’étouffement à petit feu dans Gaza assiégé risquent leur vie en embarquant sur des bateaux clandestins à destination de l’Europe – et beaucoup, hélas, meurent noyés. Les clés de la serrure des frontières servent à renforcer la dépendance à l’égard des maltraitants. Toute autorisation de franchir la frontière est soumise au chantage et à l’exploitation ; nombreux sont les témoignages de patients gazaouis à qui l’on a demandé de devenir informateurs pour les services israéliens en échange d’une permission de passer la frontière pour recevoir des soins médicaux.
En tant que Palestinien de Jérusalem, sans passeport ni citoyenneté, je connais très bien ce sentiment paradoxal qu’implique le passage de frontières, locales ou internationales : la honte d’être fouillé comme un suspect en permanence, la frustration que causent les heures et les jours volés par ces délais qui vous mortifient, l’angoisse de ne pas pouvoir franchir la frontière dans l’autre sens au retour – et en même temps ce désir de contacts au-delà des frontières, cette envie d’échanger nos connaissances et nos expériences avec autrui, cette aspiration à transcender les limites coloniales imposées par les accords Sykes-Picot, le plan de partition, la ligne verte, les zones a,b,c, etc. J’ai appris de nombreuses langues, étudié le domaine de la psychiatrie, qui me servent de visa et de passeport et me permettent des passages de frontières symboliques vers d’autres mondes.
Comme je travaille en Cisjordanie, je traverse les frontières tous les jours. Je passe par des moments de perplexité : attentes humiliantes, mais aussi expériences riches et multiples. J’observe de jeunes hommes escaladant 8 mètres puis sautant dangereusement du haut du mur dans l’espoir de trouver du travail dans les territoires tenus par Israël. Quelques-uns en sont morts, ou bien ils ont été tués, et beaucoup d’autres se sont blessés ou se sont fait arrêter au cours de cette aventure. J’observe la façon dont les frontières existent en béton sur les terres et en pensée dans les esprits. Il n’y a pas que la conduite automobile qui diffère entre les deux côtés du mur ; la frontière crée, de multiples façons, des comportements et des sentiments différents. Entre Jérusalem et la Cisjordanie, il y a un gouffre en ce qui concerne le PIB par habitant, l’éducation, la santé et les droits humains.
Mais ces frontières ne sont pas forcément physiques, tels un mur ou un poste de contrôle. Je pense aux “zones de l’être” et aux “zones de non-être” de Frantz Fanon, dessinées par la ligne virtuelle qui sépare les gens selon les rapports de force et de domination qu’ils exercent les uns sur les autres.
Dans mon pays, les frontières sont tracées par le sang sur le sol. Elles ne sont ni naturelles ni neutres. Elles sont fabriquées par l’occupation, pour maintenir le rapport de force entre l’occupant et les natifs de Palestine. Pourtant le destin des Palestiniens ne devrait pas être déterminé par un rapport de forces. D’après l’article 13 de la Déclaration des Droits Humains des Nations Unies, “Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence” et “Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.”
En pensant à “l’appel” assignant à ma patiente adolescente sa traversée vers Jérusalem, je regarde le ciel bleu, j’y vois un vol d’oiseaux migrateurs passant à l’horizon et je me souviens de la mer bleue engloutissant tant de réfugiés avec tout ce qu’ils possèdent.
Si la justice ou l’égalité advenaient des deux côtés de la frontière, s’il arrivait que les normes éthiques ou les droits humains soient respectés entre ces frontières et ces murs, alors la ligne de démarcation entre “nous” et “eux” disparaîtrait, et une humanité commune et pluraliste apparaîtrait autour de valeurs partagées qui autoriseraient de nouveaux terrains d’entente et d’engagement humain.
* Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée.
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Cet article a été écrit à l’occasion du festival de cinéma de Douarnenez dont la page Facebook traitant du film DERRIÈRE LES FRONTS – RÉSISTANCES et RÉSILIENCES en PALESTINE peut être visitée ici.
25 août 2017 – Transmis par l’auteure – Traduction : Stephan Moal