FREE PALESTINE
20 janvier 2009

Le temps perdu de Gaza

Le temps perdu de Gaza 

Oren Yiftachel

Ynet (Yediot Aharonot), 10 janvier 2009

www.ynet.co.il/Ext/Comp/ArticleLayout/CdaArticlePrintPreview/1,2506,L-3652051,00.html

Les tirs en direction d’Israël ne cesseront que si nous entreprenons de parler de l’Histoire, y compris celle des Palestiniens, au lieu de parler de territoire

Les visions de tueries et de destructions en provenance de Gaza sont effrayantes, et les habitants du sud [d’Israël] sont toujours soumis à des bombardements incessants. La situation est affligeante, outrageante, suffocante, révoltante. A l’heure d’un conflit sanglant, il est certes difficile de regarder au-delà de la violence, pourtant un tel regard est, selon moi, impératif pour comprendre ce qui se déroule sous nos yeux.

Un écrivain aborigène d’Australie a un jour fait ce commentaire, à l’époque de la lutte pour les droits des autochtones : « Là où opère le territoire national, notre temps à nous est mort. Mais notre temps a aussi la coutume de revenir après la mort. » Cette remarque peut aider à la compréhension de ce qui se passe à Gaza.

Si nous parvenons à observer les événements violents au-delà des terribles destructions, des nuages de poussière, des corps, des taches de sang et des cris des enfants, nous pourrons comprendre cette guerre comme la poursuite de l’activité territoriale israélienne qui a adopté un objectif obstiné et brutal – réduire au silence le temps palestinien, autrement dit effacer l’histoire entière de cette terre. Inutile de souligner que réduire l’Histoire au silence, c’est aussi effacer le lieu palestinien et, avec lui, les pleins droits politiques, ceux-là mêmes qui existent de droit et non par grâce israélienne.

Par conséquent, l’invasion actuelle de Gaza n’est pas seulement une opération visant à arrêter les tirs de roquettes, un effort pour améliorer des images politiques en vue des élections ou une tentative de restauration de la dissuasion israélienne. Cette invasion n’est pas simplement encore une tentative de « mettre de l’ordre » chez d’autres et de faire tomber le gouvernement Hamas élu, ou un effort impérial (israélo-américain) de contrôler un espace musulman par des niveaux de violence sans cesse croissants. L’invasion actuelle est tout cela, bien sûr, mais elle est aussi la poursuite d’une stratégie longue de plusieurs années, visant à nier, effacer et briser toute référence aux dernières générations de l’histoire de ce lieu. Et quasiment tout le monde participe à ce projet d’effacement : politiciens, artistes, médias, chercheurs des universités et intellectuels.

Alors, face à ces tentatives d’effacement, rappelons que la Bande de Gaza a été créée comme entité territoriale après la guerre de 1948, quand environ 150.000 Arabes palestiniens du sud-ouest de l’actuel Israël y ont fui et y ont été chassés. L’essentiel des expulsions a eu lieu pendant l’ « Opération Yoav » qui était connue pour son objectif de « nettoyer » la région de ses Arabes. Les expulsés-fugitifs se sont entassés à côté des 60.000 habitants gazaouis d’origine. Les lignes de cessez-le-feu avec l’Egypte sont devenues frontières de l’Etat et les réfugiés arabes sont restés piégés au-delà de la frontière sans aucune possibilité de retourner sur leurs terres et dans leurs villages qui avaient été démolis entre-temps, réduits à l’état de ruines. Les terres de ceux qui se sont réfugiés à Gaza ont été expropriées dans les années 50 et allouées à des dizaines de localités juives qui furent créées entre Jaffa et Beersheva.

La population des réfugiés à Gaza compte aujourd’hui plus d’un million de personnes (sur environ un million et demi) et sa situation géographique a empiré d’une manière inégalée – la surpopulation, la pauvreté et tout un système sans cesse plus resserré d’interdictions de se déplacer, de travailler et de commercer avec le monde extérieur. L’occupation de la Bande de Gaza par Israël en 1967 a sans doute soulagé, pour une courte période, la sensation d’être en état de siège et a permis aux Gazaouis des contacts avec d’autres Palestiniens mais, durant la première Intifada et plus encore à partir des accords d’Oslo, la Bande de Gaza a de nouveau été bouclée, et cette fois par une terrifiante clôture qui fut achevée en 1994 comme partie intégrante – miséricorde ! - du « processus de paix ».

Israël refuse de faire face

C’est sur cet arrière-plan là qu’il faut comprendre la montée du Hamas qui proposait une alternative aux accords d’Oslo. Ceux-ci, au lieu d’une voie vers la paix, étaient devenus une Via Dolorosa palestinienne. Mais depuis l’avancée du Hamas lors d’élections démocratiques, Israël a encore intensifié la ghettoïsation de la Bande de Gaza en imposant un blocus sur la région tout en la coupant totalement de la Cisjordanie.

Le Hamas a refusé l’illusion des « deux Etats pour deux peuples » qui a d’elle-même tourné à la litanie vide de substance et qui permet la poursuite sans fin de l’occupation coloniale. Il a aussi donné une voix aux réfugiés en nommant Ismaïl Haniyeh, un réfugié du camp de Shati, à la tête du gouvernement. Cela, face à une élite palestinienne corrompue et piégée par les accords d’Oslo qui lui ont « interdit » de porter la question des réfugiés, autrement dit l’histoire contemporaine du pays, à l’agenda politique.

Les tirs de missiles depuis la Bande de Gaza sur des civils israéliens méritent toutes les condamnations comme action terroriste contre des Juifs et comme acte portant lourdement préjudice au peuple palestinien. Mais au-delà de cela, il faut aussi les comprendre comme une tentative de rappeler au monde, à Israël, mais aussi à la direction palestinienne, que la question des réfugiés est toujours bien vivante.

Face à ce cri ininterrompu, Israël a décidé, selon son habitude, de fuir toute confrontation avec la question et d’adopter un terrorisme d’Etat. Il a lancé, sur la Bande de Gaza, une campagne de feu et de soufre destinée à détruire, tuer, couper en morceaux et assiéger. Mais c’est une force faible sur le plan politique et moral. Même des tonnes de « Plomb Durci », même des tueries d’enfants et l’incendie des villes de la Bande de Gaza, tout cela ensemble ne réduira pas au silence la voix de l’Histoire. Le temps perdu dans le vacarme des tambours de guerre et dans la création violente de la « Bande de Gaza » reviendra après sa mort, comme l’expliquait l’écrivain aborigène.

La fin est claire : au-delà du cessez-le-feu nécessaire maintenant et tout de suite, la cessation de la vraie violence ne passe que par « le retour du temps » dans notre vie politique, autrement dit par une investigation ouverte et en profondeur de l’histoire qui a forgé les rapports entre Juifs et Palestiniens sur cette terre, et par une confrontation, du côté israélien, avec la négation de l’Histoire et des droits palestiniens.

Au cours d’une telle investigation qui sera évidemment conditionnée par la fin de l’occupation coloniale israélienne, la question des réfugiés sera posée et avec elle, la question de la Bande de Gaza toute entière, mais seront également soulevées des questions portant sur l’histoire juive traumatique et la possibilité de garantir aux Juifs un avenir dans une Proche-Orient arabe.

Autrement dit, la reconnaissance du temps palestinien est la seule voie permettant de reconnaître le temps juif. Ce n’est que lorsque l’Histoire se substituera au Territoire comme question centrale du débat, c’est-à-dire lorsque l’histoire du pays sera relatée en intégrant tous ses habitants et ses exilés, que sera créée la base d’une reconnaissance mutuelle de deux peuples égaux en droits dans une patrie commune. Les tirs de missiles cesseront et peut-être même y aura-t-il réconciliation.

* Le professeur Oren Yiftachel enseigne la géographie politique à l’Université Ben Gourion, à Beersheva

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

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