Sur les campus américains, la cause palestinienne a le vent en poupe (+vidéo)
Depuis plusieurs années, le mouvement BDS gagne du terrain dans les grandes universités aux États-Unis, suscitant un retour de manivelle de la part des lobbies pro-israéliens et des autorités
C’est une première dans le petit monde de l’Ivy League américaine. Un comité consultatif, comprenant professeurs, étudiants, personnel et anciens élèves de la prestigieuse Brown University, s’est prononcé favorablement, en décembre dernier, à ce que l’établissement rejoigne le mouvement global Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS), dont le but est de promouvoir le boycottage économique, académique, culturel et politique d’Israël. Ce afin qu’il mette fin à l’occupation des territoires palestiniens et accorde les mêmes droits politiques à tous ses citoyens.
Le vote faisait suite à un référendum non contraignant de mars 2019 à l’issue duquel près de 69% des étudiants de premier cycle avaient choisi de faire cesser la collaboration de leur université avec des entreprises telles que Motorola, Boeing ou encore Raytheon, pour leur contribution plus ou moins directe à l’occupation israélienne et à ses violations des droits humains en Cisjordanie et à Gaza.
À l’origine de cette initiative, on trouve les militants de la coalition Brown Divest qui rassemble des étudiants de la Students for Justice in Palestine (SJP) et de la Jewish Voice for Peace (JVP).
La dénonciation massive de la politique israélienne sur les campus américains, en porte-à-faux avec la position officielle des États-Unis, s’inscrit dans un long combat qui s’est intensifié au début des années 2000, à l’heure où la jeunesse dispose d’un plus grand accès à internet et aux nouveaux outils d’information et de communication.
«Plus les Américains ont accès, à travers les journaux télévisés et réseaux sociaux, à des images qui montrent comment l’occupation israélienne accapare des terres palestiniennes pour former des colonies, blesse et tue des Palestiniens, démolit leurs maisons et les dépouille de leur liberté de mouvement, plus les gens prennent conscience de la situation et se sentent inspirés pour agir et dénoncer cette injustice», commente Omar Zahzah, doctorant en littérature comparée à la University of California Los Angeles (UCLA) et activiste pour la Palestine.
À Brown comme ailleurs, les étudiants ont recours à différents procédés militants. Des élèves de l’illustre faculté de droit de Harvard se sont ainsi insurgés en novembre dernier contre une conférence donnée par l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, venu justifier la colonisation. En réaction, les étudiants ont quitté la salle silencieusement en brandissant des pancartes en signe de solidarité avec la Palestine. (vidéo en fin d'article)
Le mot Palestine n’est plus tabou
Pour comprendre les racines de cet engouement pour la cause palestinienne, il faut remonter le temps. «La solidarité avec la Palestine sur les campus américains s’inscrit dans le cadre des changements qui ont traversé l’enseignement, notamment avec la création de centres dédiés au Moyen-Orient après la guerre de 1967, résume Salim Tamari, sociologue palestinien et enseignant à l’Université de Georgetown, basée à Washington. Cela a mené à une évolution progressive en faveur des perspectives palestiniennes et arabes, du fait de l’occupation de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza.»
Pendant longtemps, le récit officiel israélien a dominé l’espace public de manière quasi exclusive, y compris au sein des milieux universitaires. Les opinions critiques d’Israël étaient peu ou pas diffusées quand les opinions palestiniennes, et plus généralement arabes, ne recevaient que peu d’intérêt.
«Lorsque la guerre de 1967 a eu lieu, la société en général n’avait aucunement conscience de questions telles que le conflit israélo-arabe ou les droits des Palestiniens. Il n’y avait aucune connaissance de ce sujet, et seule la communauté juive investissait véritablement ce terrain», confie James Zogby, fondateur et président de l’Arab American Institute.
Il faudra compter sur quelques groupes d’activistes et l’engagement d’intellectuels de renom tel qu’Edward Said pour que les représentations du monde arabe se diversifient et que le mot «Palestine» ne soit plus tabou.
«Dans les années 60, aux premières heures de l’activisme autour de la Palestine, le mouvement était mené par des étudiants arabes. C’est différent aujourd’hui. On trouve à sa tête des étudiants arabo-américains, une génération qui est née ici et qui réclame sa place en politique», explique M. Zogby. Une génération qui rejette également l’isolement de la question palestinienne telle qu’héritée des négociations de paix et des accords d’Oslo dans les années 90 et aspire à l’enraciner dans un combat global contre différentes formes d’oppression, que ce soit à travers les liens tissés, entre autres, avec des mouvements afro-américains, ou encore pour les droits des migrants.
Un véritable tournant sera ainsi pris à l’orée du nouveau millénaire. Les attaques du 11 septembre 2001 suscitent une onde de choc aux États-Unis, provoquant le ralliement momentané des élites politiques autour du drapeau national. Le discours de la guerre des axes, opposant celui du 'bien' emmené par les États-Unis à celui du 'mal', justifiera en 2003 l’intervention en Irak. Si celle-ci a été soutenue à ses débuts par de larges pans de la société américaine, le rejet est resté très fort dans les milieux progressistes, dont le poids est plus significatif sur les campus qu’ailleurs.
«Le grand changement a eu lieu après la guerre en Irak et l’ampleur de la réaction qu’elle a suscitée. Dans la plupart des forums universitaires, cela s’est traduit par une attitude beaucoup plus critique vis-à-vis d’Israël et des intellectuels sionistes», explique M. Tamari.
«Wanted»
Petit à petit, resurgissent les combats internationalistes d’hier. Les campus américains sont à la fois acteurs et récipiendaires de cette ambiance. Signe emblématique de ces dernières années, le soutien du Movement for Black Lives à la lutte palestinienne, dans laquelle il décèle nombre de similitudes avec son propre combat aux États-Unis.
'Nous comprenons que nous sommes liés au peuple palestinien par notre demande commune de reconnaissance et de justice, et par notre longue histoire de déplacements, de discriminations et de violences', peut-on notamment lire dans une déclaration publiée dans la foulée de la Marche du Grand retour qui a eu lieu à Gaza en mars 2018.
Une partie de la communauté juive américaine est à l’avant-poste de cette solidarité. On compte notamment des organisations comme la Jewish Voice for Peace, If not Now ou encore l’International Jewish Anti-Zionist Network.
«Dès mon plus jeune âge, mes parents m’ont inculqué que notre identité juive signifiait travailler en solidarité avec d’autres communautés vivant des situations d’oppression similaires à celles qui ont poussé notre famille à fuir l’Europe de l’Est et la Russie», confie Jessie Stoolman, doctorante à UCLA, qui a rejoint l’organisation JVP au cours de sa première année d’université.
Si la majorité des juifs américains restent attachés à Israël, l’American Jewish Committee (AJC) note une tendance croissante à la distanciation, notamment parmi la jeunesse. Ainsi, selon un sondage mené par l’organisation en 2019, seuls 44% des juifs américains entre 18 et 29 ans considèrent que l’intérêt porté à Israël constitue une composante significative de leur identité juive.
La visibilité croissante de ce militantisme effraye les groupes de défense pro-israéliens et les autorités. «En réaction, le gouvernement et le Congrès ont œuvré en faveur de lois visant à réduire les fonds destinés aux centres spécialisés sur le Moyen-Orient. Il a fallu également composer avec une immense contre-attaque médiatique dépeignant comme antisémites les mouvements palestiniens et leurs alliés, y compris des mouvements afro-américains, des mouvements pour l’environnement ou encore des mouvements pour la libération homosexuelle», commente M. Tamari.
Ces méthodes d’intimidation se sont accentuées avec le temps, comme en témoigne le site de la Canary Mission, fondée en 2014 et chargée de ficher les étudiants, professeurs et organisations qui 'promeuvent la haine des États-Unis, d’Israël et des juifs sur les campus nord-américains'.
En réalité, il s’agit surtout de bâillonner les militants propalestiniens, en particulier ceux engagés dans le mouvement BDS. «Je connais personnellement un membre de JVP qui a trouvé une pancarte “Wanted” accompagnée de sa photo et de celles de jeunes enfants de sa famille devant la porte de son domicile, suite à la divulgation de son adresse personnelle sur le site», poursuit-elle.
«Pire qu’avant»
Un nouveau pallier est franchi en décembre 2019, lorsque le président américain Donald Trump signe un décret visant à lutter contre l’antisémitisme sur les campus. Le texte de loi suscite une levée de boucliers de la part de divers acteurs, qu’il s’agisse de militants propalestiniens, d’organisations juives de gauche ou de défenseurs de la liberté d’expression. Dans leur collimateur? L’invocation du chapitre VI du Civil Right Act qui prohibe toute discrimination sur la base de la race, de la couleur ou encore de l’origine nationale, sans jamais se référer à la religion, brouillant ainsi les pistes entre critique d’Israël et antisémitisme.
Le décret recommande également aux organismes fédéraux de prendre en compte la définition très controversée de l’antisémitisme telle qu’adoptée en 2016 par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste. Cette dernière érige certaines critiques d’Israël en exemples d’antisémitisme.
Si la cause palestinienne peut se targuer de plusieurs victoires sur les campus américains, le retour de bâton n’en est que plus retentissant. «La situation aujourd’hui est pire qu’avant. Les activités BDS sont criminalisées, ou du moins punies dans certains États. La combinaison des pressions exercées par des groupes pro-israéliens, comme l’Aipac côté démocrate et par des groupes chrétiens côté républicain, est en train de devenir un outil puissant de régression», explique James Zogby.
«Certes, c’est un aveu de faiblesse. Mais l’environnement reste dangereux pour les étudiants qui peuvent être intimidés, menacés et voir leurs carrières ruinées. Certains ont même parfois peur de s’exprimer», ajoute-t-il.
«Nous entrons dans une phase d’activisme sur les campus où le potentiel de répression et de censure est encore plus grand que dans l’environnement très difficile auquel nous avons été confrontés les années précédentes», souligne pour sa part Omar Zahzah.
L’engagement propalestinien dans les universités américaines est d’autant plus ciblé que l’administration Trump s’est jusque-là illustrée par une ligne ultrapartisane en faveur de la politique menée par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, donnant un blanc-seing à l’annexion de Jérusalem-Est et à la colonisation de la Cisjordanie.
«Il ne faut pas surestimer l’impact de ces mouvements de solidarité avec la Palestine sur la politique des États-Unis au Moyen-Orient, en particulier concernant Israël. Il y a un gouffre très profond entre le développement des forces en faveur de la Palestine dans les universités américaines et la politique du pays», analyse Salim Tamari.
Malgré les tactiques employées par les lobbies pro-israéliens, les développements politiques sur le terrain pourraient bien galvaniser l’engagement d’une jeunesse hantée par les combats des générations précédentes.
Car à mesure que la colonisation de la Cisjordanie se poursuit, le paradigme, longtemps dominant, des 'deux États' comme solution juste et durable au conflit israélo-palestinien fond comme neige au soleil, révélant une autre réalité, celle d’un seul espace où vivent des populations aux droits inégaux.
La campagne BDS est animée par les mêmes logiques qui ont abouti à la mobilisation massive des étudiants de l’Université de Californie, au cours des années 80, afin que cet établissement de la côte Ouest américaine retire des milliards de dollars d’investissement aux entreprises faisant affaire avec le régime d’apartheid d’Afrique du Sud.
«On essaye de montrer à tout le monde les similarités entre l’apartheid en Afrique du Sud et ce qui se passe en Palestine. Quand c’était en cours en Afrique du Sud, tout le monde trouvait que c’était normal. Mais aujourd’hui, c’est un fait établi que ça ne l’était pas et que ça n’aurait jamais dû se passer. C’est ancré dans nos mémoires», dit Mathilde.
La jeune femme garde espoir, notamment lorsqu’elle pense à la propagation d’un discours beaucoup plus critique d’Israël au sein du Parti démocrate, que ce soit à travers les voix de Rashida Tlaib, d’Ilhan Omar ou d’Alexandra Ocasio-Cortez, toutes trois membres démocrates du Congrès, ou encore de celle de Bernie Sanders, candidat à la prochaine élection présidentielle.
Le seul mouvement international qui fait peur aux dirigeants criminels israéliens : Université de Harvard#CenturyDeal pic.twitter.com/DsHG5eTweb
— Latifa Chefy (@LChefy) January 29, 2020
Soulayma Mardam Bey -
27.01.20
Source: OLJ