Les mouvements antisionistes: Du parti communiste à Matzpen
(Peinture de Sliman Mansour, 1976.) |
Par Antoine Chalhat, dans Assafir de novembre 2016
Il est possible d’affirmer que l’action antisioniste au sein de la société juive, lancée par des groupes ou des individus après la création de l’État d’Israël en 1948, s’est articulée autour du Parti communiste israélien (Rakah), héritier du Parti communiste palestinien et véritable nerf du mouvement de libération nationale antérieur à la Nakba (« la catastrophe », l’exode palestinien de 1948). Cette action s’est largement inspirée des positions idéologiques du parti, lesquelles ont subi, à leur tour, l’influence écrasante des positions de l’Union soviétique. Au dire d’Issam Makhoul, l’un des leaders actuels du parti et qui en assume de plus en plus le rôle de « théoricien », l’impérialisme britannique et le mouvement sioniste ont dépeint le conflit en Palestine comme opposant les Juifs aux Arabes, alors que les communistes y voient un conflit avec l’impérialisme et son agent, le sionisme. La cause palestinienne aurait ainsi constitué une bataille de libération nationale, que l’impérialisme britannique a voulu contrecarrer en ayant recours à la politique du « diviser pour mieux régner », mobilisant ses agents à la fois au sein du commandement du mouvement sioniste et de celui du mouvement nationaliste arabe, afin de mieux servir ses objectifs. Il a ainsi déclenché, par leur biais, la guerre sanglante entre Juifs et Arabes dans le seul but de réaffirmer sa présence, afin que l’impérialisme ne soit plus perçu comme un problème mais comme une solution, obligeant les protagonistes à le considérer non plus comme un colonisateur, mais comme une issue à la crise en tant que partie « incontournable » pour mettre fin au conflit. L’impérialisme visait à entraver de manière systématique l’indépendance et la libération du pays de son hégémonie. Selon Makhoul, l’adoption internationale travailliste de la lutte conjointe arabo-juive, élaborée par les communistes face à l’impérialisme et au sionisme, dont elle incarne l’antithèse militante, sert de réponse à cette politique et à ses notions pour le moins déconcertantes.
Makhoul affirme que l'historien Emile Touma, qui en son temps avait rejoint les rangs du parti, apporte une dimension supplémentaire à cette approche : ce dernier explique en effet que le Parti communiste palestinien, fondé essentiellement à l'époque sur l'adhésion des Juifs, avait appelé, sur la base de ses principes révolutionnaires internationaux, à la lutte contre l'impérialisme et le sionisme ; ledit Parti avait soutenu le combat nationaliste arabe contre l'impérialisme britannique, exhortant les foules juives à appuyer cette lutte qui exprimait leurs intérêts véritables. Le Parti communiste israélien considère, comme l’a confirmé Wolf Ehrlich, l’un des penseurs du parti, que l’action du sionisme fait partie intégrante de la stratégie mondiale de l’impérialisme. Selon lui, le sionisme, même s’il portait des intérêts propres, indépendamment du projet impérialiste, était toutefois incapable de réaliser son projet si celui-ci ne s’inscrivait pas dans le contexte du projet impérialiste pour la région. Ehrlich affirme que, depuis la déclaration Balfour, le colonialisme juif en Palestine était devenu un instrument précieux entre les mains des autorités du mandat britannique dans leur lutte contre le mouvement de libération du peuple palestinien ; il a été utilisé pour inciter à la haine, remuer les rancœurs nationalistes et mettre à exécution la politique de la division. Ainsi, le pouvoir britannique aurait utilisé, pour réaliser ses objectifs, les forces réactionnaires juives et arabes, même si son principal soutien et agent restait la voie sioniste, qui a orchestré le rassemblement des colonies en Palestine. Dans la dernière position exprimée par le parti communiste à l’égard du sionisme, et basée sur un rejet en bloc de ce mouvement, Makhoul estime que le mouvement sioniste « s’est emparé historiquement du droit à l’autodétermination du peuple juif en Palestine et en a obtenu définitivement l’apanage en imposant une sorte de juxtaposition parfaite entre le sionisme et ce droit. Dans le même temps, il s’est réservé le monopole du droit à l’autodétermination, le déniant au peuple palestinien et œuvrant peu à peu à le lui confisquer définitivement. Il est désormais évident, même pour un nombre non négligeable d’Israéliens, que la libération du droit à l’autodétermination du peuple palestinien de l’emprise du sionisme constitue le prélude à la libération du droit à l’autodétermination du peuple juif d’Israël de l’emprise étouffante de l’idéologie et de la politique sionistes ». Et d’ajouter : « Le parti communiste refuse l’idéologie et la pratique sionistes. Voilà pourquoi le commandement sioniste dresse les foules juives contre le parti pour affirmer que sionisme rime avec nationalisme et qu’il épouse les intérêts du peuple juif et des travailleurs juifs. Or, le parti communiste tient un discours aux antipodes de celui-ci. La politique sioniste actuelle constitue une menace pour le peuple juif au même titre que pour le peuple arabe palestinien. Cette politique représente une catastrophe réelle tant pour les Juifs que pour les Arabes parce qu’elle empêche la paix et la sécurité et, loin de se limiter aux travailleurs arabes, elle est préjudiciable aussi aux travailleurs juifs. (…) Ce qui prime au bout du compte, c’est la règle idéologique et la structure des classes. Le point de départ revêt une importance primordiale à ce niveau. En effet, les communistes sont les ardents défenseurs des intérêts nationaux des peuples. Or, notre point de départ est international et se base sur les classes. Par conséquent, nous considérons les membres de la classe ouvrière et les progressistes comme des frères, et les exploiteurs et les persécuteurs comme des ennemis ». (Extrait du rapport de Meir Vilner, ancien secrétaire général du Parti communiste d’Israël, soumis lors du 19ème congrès du parti).
L’influence de l’URSS sur les positions du Parti communiste d’Israël a abouti à la constitution de l’Organisation socialiste d’Israël en 1962, par quatre personnes renvoyées du parti pour avoir critiqué ces positions. Puis cette organisation s’est fait connaître sous le nom de son journal, Matzpen, « boussole » en hébreu. C’est une organisation radicale qui considère le sionisme comme un projet colonialiste. Elle se bat pour une coexistence entre Arabes et Juifs sur la base de l’égalité totale entre les deux peuples. Matzpen défend les droits nationaux et humains des Palestiniens et appelle au règlement de tous les problèmes régionaux, qu’ils soient nationaux ou sociaux, à travers une lutte visant à faire chuter tous les régimes de la région et à instaurer un Orient arabe unifié et socialiste. Elle estime que les régimes répressifs bureaucratiques de l’URSS et des autres pays du bloc de l’Est constituent, avec le capitalisme, des ennemis de la révolution socialiste.
Il serait trop long de s’appesantir sur tous les principes de base de cette organisation. Il conviendra, toutefois, de mentionner les principes suivants tels qu’ils ont été inclus dans le communiqué constitutif du parti :
1. Le domaine d’activité principal de Matzpen a trait à la lutte contre le régime en place en Israël, une lutte qui exprime son intérêt historique pour la classe ouvrière comme pour le reste des travailleurs et des exploités en Israël !
2. Nos principes socialistes sont irréconciliables avec le sionisme. Nous considérons le sionisme comme un projet colonialiste d’implantation mis en œuvre aux dépens des peuples arabes (et notamment du peuple palestinien) sous l’égide du colonialisme et en partenariat avec ce dernier. Le sionisme va à l’encontre des intérêts des travailleurs exploités en Israël car il les place dans une contradiction historique avec les citoyens de l’Orient arabe. L’État d’Israël, dans sa forme sioniste actuelle, n’est pas uniquement le fruit du projet sioniste, mais c’est également un outil pour poursuivre et étendre ce projet.
Matzpen appuie la lutte du peuple arabe palestinien contre la persécution et la spoliation de ses droits humains et nationaux par les sionistes.
3. Le règlement des questions nationales et sociales propres à la région (dont la cause palestinienne et le conflit israélo-palestinien) passe nécessairement par une révolution socialiste qui entraînerait dans son sillage la chute de tous les régimes en place afin d’instaurer une union politique pour la région, sous l’égide des travailleurs. Dans cet Orient arabe unifié et libéré, le droit à l’autodétermination (y compris le droit à créer un État séparé) serait accordé à toute nationalité non arabe vivant dans la région, y compris la nation juive israélienne. Dans la droite ligne de la lutte pour cette révolution, Matzpen œuvre en vue de la chute du sionisme et de l’abolition de l’ensemble des institutions, des lois et des coutumes qui lui servent de pilier. Matzpen aspire à une coexistence entre les Arabes et les Juifs sur la base d’une égalité totale, et à la fusion entre les deux peuples du pays – le peuple juif israélien et le peuple arabe palestinien – dans le cadre d’une union socialiste pour la région, sur la base de la liberté de choix. Matzpen tente de développer une sensibilisation internationale chez les deux peuples afin que cette fusion soit possible.
4. A la lumière de ces objectifs, Matzpen préconise l’élaboration d’une stratégie conjointe et l’unification de l’activité de l’ensemble des forces socialistes révolutionnaires de la région.
Nombre de chercheurs estiment que Matzpen a vu le jour à deux reprises, une première fois à sa constitution en 1962, et une deuxième fois, après la guerre de juin 1967, quand elle a attiré un grand nombre de jeunes Israéliens choqués par l’occupation des régions arabes à l’issue de cette guerre. Elle a rallié également de nombreux jeunes de la diaspora juive influencés par la révolution estudiantine de 1968 et par les idées utopiques de la Nouvelle gauche. En pratique, l’activité du mouvement Matzpen s’achève en 1972 au moment de l’annonce par l’Agence de sécurité israélienne (Shabak) de la découverte d’un réseau judéo-arabe organisant des actions de sabotage et d’espionnage, réseau dont faisaient notamment partie deux jeunes juifs de l’extrême gauche et des communistes prochinois. L’on pouvait alors lire sur le site internet de Shabak : « Ce qui distingue cette cause – hormis qu'il s'agit de la première organisation idéologique d’espionnage arabo-juive en Israël –, c’est l’émergence d’une organisation secrète à long terme visant à jouer le rôle de la cinquième colonne en menant des opérations de sabotage dans des lieux stratégiques et à des heures de pointe en coordination avec l’ennemi. Le réseau s’est distingué par sa taille – impressionnante – et par une durée d’action prolongée ». Quoi qu’il en soit, nombre d’activistes de Matzpen disposent toujours d’une présence dans les arènes politique et intellectuelle en Israël, notamment Mikhaïl Warschawski (Mikado), qui a indiqué, dans un article récent, que le règlement du conflit israélo-palestinien était tributaire du démantèlement du colonialisme israélien. Ce militant pacifiste de gauche estime que l’objectif du mouvement national palestinien est de démanteler les structures de l’hégémonie colonialiste sur l’homme et la terre ; l’objectif du partenaire israélien de ce mouvement apparaît, de loin, plus épineux : il s’agirait, pour lui, de démanteler ses propres structures colonialistes. En effet, le débat ne porte pas uniquement sur la cessation de la violence colonialiste et du recours à la force pour dominer le pays et imposer sa souveraineté aux autochtones ; il porte aussi sur une auto-révolution qui devrait changer la donne en profondeur. Le démantèlement des structures colonialistes israéliennes signifie alors, selon ce point de vue qui reflète les idées de Matzpen : « Accepter l’arabité de notre environnement, nous diriger de l’Occident vers l’Orient, reconnaître que les Arabes de Palestine sont les maîtres des lieux et admettre notre statut d’envahisseurs violents ». Il insiste sur le fait que le démantèlement des structures colonialistes israéliennes requiert une rude leçon d’humilité et il reconnaît, en tant qu’Israélien, que c’est la chose la plus difficile à réaliser. Or, il ne saurait y avoir de partenariat réel pour une lutte conjointe sans un tel changement, ni même de coexistence israélo-palestinienne, abstraction faite du tracé des frontières.