FREE PALESTINE
7 mai 2008

Obligés d’être joyeux

Obligés d’être joyeux

Gideon Lévy

Haaretz, 4 mai 2008

www.haaretz.co.il/hasite/spages/980374.html

Version anglaise : You have to be sad, then happy

www.haaretz.com/hasen/spages/980264.html

Sur une très courte période de sept jours, à trois reprises, l’Etat d’Israël prescrit à ses citoyens ce qu’il y a lieu d’éprouver comme sentiments : il faut prendre le deuil par deux fois – le jour de commémoration du génocide et lors de la journée du souvenir – et se réjouir une fois – le jour de l’Indépendance. Ces trois commémorations sont marquées chez nous d’une portée quasi religieuse, sorte de sacralité missionnaire qui ne cesse de se resserrer au fil des années, avec inscription au rapport pour ceux qui violent ses lois.

Cette année, des inspecteurs de la police des sentiments ont aussi imposé des amendes de mille shekels à ceux qui ouvraient leur café ou leur restaurant la veille du jour de commémoration du génocide, y compris dans le Jaffa arabe. Il n’est de nos jours aucune démocratie qui se mobilise comme ça pour prescrire à ses citoyens ce qu’il leur faut éprouver comme sentiments ou comment ils sont tenus de se comporter lors d’une journée de commémoration et, en même temps, il n’y a pas non plus de médias qui se mobilisent pour cette mission avec un dévouement aussi absolu que les médias israéliens qui consacrent l’essentiel de leurs colonnes et de leurs heures de diffusion à ces trois commémorations.

Cet esprit missionnaire a récemment tourné à la persécution : si Avram Grant [l’entraîneur de l’équipe de Chelsea - ndt] n’avait pas porté un brassard noir cousu d’une étoile jaune pendant l’entraînement de son équipe anglaise, la veille du jour de commémoration du génocide – vision ridicule aux yeux de beaucoup et appropriée selon d’autres – et n’avait pas filé à Auschwitz le lendemain de son match de championnat, on peut supposer qu’il aurait été dénoncé et ostracisé chez nous, au moins comme un chanteur qui n’a pas fait son service dans l’armée israélienne. Ce sont des signes inquiétants, qui portent tout simplement atteinte à l’essence de nos célébrations nationales et sacrées.

Il faut se souvenir du génocide, perpétuer la mémoire des fils tombés au combat et il est bienvenu de se réjouir au jour de l’Indépendance, mais pas par la contrainte ni par la persécution. Et il est malheureusement vrai que sans intervention de l’Etat, ces commémorations ne seraient pas observées. Si on laissait aux Israéliens toute liberté d’agir, une partie des lieux de divertissement s’ouvriraient la veille du jour de commémoration du génocide et la veille de la journée du souvenir, et le caractère particulier de ces célébrations disparaîtrait rapidement. Il est bien sûr légitime de demander : et alors ? Si telle est la volonté d’une partie des Israéliens, qu’y a-t-il de mal à cela ? Mais on peut aussi comprendre la volonté de l’Etat de forger un héritage, d’établir des célébrations nationales et d’affirmer une tradition, en particulier au sein d’une société relativement jeune d’immigrés. Il y a loin de là au totalitarisme.

Le problème est que, pour une part non négligeable d’Israéliens, ces célébrations ne constituent pas leur vrai patrimoine. Le jour de commémoration du génocide est perçu par une partie des Mizrahim comme un jour de commémoration ashkénaze ; la journée du souvenir des soldats de l’armée israélienne tombés est étrangère à une partie au moins des ultra-orthodoxes ; quant aux citoyens arabes, un cinquième des citoyens de notre pays, ils ne sont pas seulement coupés d’au moins deux sur trois de ces célébrations mais y sont hostiles. Non seulement les journées de notre tragédie ne sont pas les journées de leur tragédie, mais le jour de nos réjouissances est celui de leur grande catastrophe nationale. Aucune ordonnance ni aucune loi ne pourra modifier ces faits irréfutables.

Mais l’Etat ne se contente pas d’imposer ces célébrations à une population qui s’y sent étrangère ou hostile. Il recourt à des méthodes agressives en empêchant celle-ci d’exprimer librement ses sentiments authentiques. Si on peut encore admettre l’impératif national de s’affliger durant les journées de commémoration de la majorité et de se réjouir pendant ses jours de festivités, on ne peut accepter l’interdiction qui frappe la minorité d’exprimer aussi ses propres sentiments nationaux spécifiques. Hurlement des sirènes le jour de commémoration des soldats de l’armée israélienne qui sont tombés ? Pourquoi pas semblables sirènes le jour de la Nakba, dans les villes et villages arabes, à la mémoire de leurs morts et de leurs expulsés ?

A la fin de la semaine, l’intervention du tribunal de district de Nazareth a été sollicitée pour permettre au mouvement islamique d’organiser une commémoration de la Nakba palestinienne à Kfar Kana. Le chef du comité dépêché par le Ministre de l’Intérieur pour remplir les fonctions du maire et du conseil municipal du village, Ilan Gavrieli, un Juif bien sûr, affirmait qu’il s’agissait d’un « événement politique » dont il n’y aurait pas à reconnaître la place dans les installations du Conseil. Pourquoi le fait de marquer la Nakba est-il « politique » et pas le fait de marquer le jour de l’Indépendance ?

Ce qui n’est pas moins grotesque, ce sont les hauts cris des porte-parole de la droite contre la décision du tribunal : Gideon Sa’ar décrétant que cette décision n’était pas moins qu’une « faillite morale » et Zevouloun Orlev déclarant qu’elle « tournait en dérision la déclaration d’Indépendance ». Cette même déclaration d’Indépendance qui a établi que l’Etat « instaurera une totale égalité de droit, sociale et politique, pour tous ses citoyens, sans distinction de religion, de race ni de sexe ; il garantira la liberté religieuse, de conscience, de langue et d’enseignement ». Vous vous rappelez ?

Après 60 ans, le temps de la maturité est venu. Il n’est plus besoin d’imposer ni d’empêcher par la force des sentiments nationaux. Israël est suffisamment mûr pour marquer avec la majorité ce qui touche à la majorité et pour laisser à la minorité la liberté d’exprimer ses sentiments. Le Fonds National Juif (KKL), en revenant tout récemment sur son engagement pris à l’égard de l’association « Zokhrot » d’indiquer le nom des villages palestiniens disparus sur les panneaux historiques qu’il installe, ne fait que démontrer notre faiblesse : la terre nous brûle encore sous les pieds. Le chef du conseil qui a tenté d’empêcher la tenue d’une commémoration de la Nakba, n’est pas parvenu à empêcher les citoyens arabes de ressentir que le jour de l’Indépendance était le jour de leur catastrophe – ce qu’il est vraiment. Est-on contraint de se réjouir le jour de l’Indépendance ? Seulement celui qui le ressent véritablement comme ça.

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

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