Les "Untermenschen" de la 'démocratie israélienne'
Des travailleurs palestiniens forcent une entreprise israélienne à s’engager à les traiter de façon plus juste
Quand Khalil Shehab a commencé à travailler en 1995 pour Yamit, société israélienne de filtration d’eau dans la zone industrielle de Nitzanei Shalom, il n’imaginait pas qu’il deviendrait un pionnier du combat pour l’égalité des droits au travail.
La zone industrielle, qui se situe à l’intérieur de la Cisjordanie occupée près de la ville de Tulkarem, a été fondée dans le cadre des Accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de Libération de la Palestine. Son nom signifie "bourgeons de paix".
Mais, alors que les marchandises sont produites selon les normes israéliennes, les conditions de travail ne sont pas au même niveau. C’est sur ce point que Shehab s’est engagé.
En 1998 et à nouveau en 2006, il a conduit les ouvriers à faire grève pour que leurs revendications les plus fondamentales – telles que le paiement des congés de maladie et un salaire proportionnel au salaire minimum, qui depuis 2018 a été maintenu à 1.600 $ par mois – soient acceptées.
«Ils ont menacé de me virer si je continuais à m’exprimer publiquement», a dit Shehab, 51 ans, à 'The Electronic Intifada'. «Mais les autres ouvriers m’ont rejoint et m’ont dit que nous allions nous battre ensemble.»
Finalement, les ouvriers ont réussi à s’assurer un salaire minimum, sans aucun autre avantage. Aussi, en février 2020, les 75 ouvriers palestiniens de Yamit – tous de Tulkarem ou de ses environs – ont adhéré à l’organisation israélienne du travail le Centre de Conseils aux Travailleurs – Ma'an.
Début 2021, Shehab et ses camarades de travail étaient à nouveau en grève. Leur grève a démarré après s’être efforcés pendant un an d’obtenir une convention de travail collective pour mettre fin à l’habitude de l’entreprise de ne proposer que des contrats individuels, ce qui lui permet d’offrir des conditions différentes aux travailleurs palestiniens et israéliens.
Ces derniers ont par exemple droit à des congés payés et à un régime de retraite.
Exploitation "légale"
L’entreprise n’a pas changé ses pratiques suite à la grève. Le PDG de Yamit, Ofer Talmi, a même déclaré, dans une diatribe étrange et raciste, que les travailleurs palestiniens ne devaient pas jouir des mêmes droits que les Israéliens puisque «la Terre d’Israël appartient au peuple juif, et je ne me sens pas prêt à ce qu’un employé palestinien soit lié de quelque façon que ce soit à l’État d’Israël».
A nouveau cependant, les ouvriers ont été solidaires. La veille du Nouvel An, toute la main-d’œuvre a déposé les outils. Il a fallu 19 jours pour que Yamit vacille.
Le 20 janvier, un accord – des détails plus précis devant être étudiés durant trois mois de négociations supplémentaires – a été annoncé – accord qui semblait répondre à presque toutes les exigences des travailleurs: augmentation des salaires, paiement d’un congé annuel ainsi qu’une indemnité de départ proportionnelle au nombre d’années de travail de l’employé dans l’entreprise.
L’usine de filtration d’eau Yamit est l’une des sept sociétés travaillant dans la zone industrielle qui continuent de tirer profit des violations systématiques des droits au travail.
Les entreprises s’appuient sur une loi jordanienne du travail de 1960 que la Jordanie a elle-même abrogée en 1996. Et ceci bien qu’une décision de 2007 de la Haute cour d’Israël ait déclaré que tous les Palestiniens qui travaillent en Israël et dans les colonies de Cisjordanie devaient avoir un contrat dépendant du droit israélien.
Les juges ont également décidé que les entreprises ne peuvent faire de discrimination en se fondant sur la nationalité des employés ou bien s’en servir comme d’une justification pour les embaucher sous des conditions de travail différentes de celles des employés israéliens.
Cependant, la zone industrielle Nitzanei Shalom n’est pas considérée comme une colonie par les tribunaux israéliens. Là, la zone industrielle est considérée comme ayant été installée dans le cadre d’un accord avec l’OLP et dans une "zone de non droit".
Résultat, les tribunaux ont autorisé les entreprises à continuer d’embaucher les Palestiniens selon le défunt droit du travail jordanien. Et il y a eu très peu, pour ne pas dire aucune amélioration en vue de l’égalité des droits du travail pour les Palestiniens.
Cette classification de Nitzanei Shalom est en violation directe de la Quatrième Convention de Genève, qui dit très clairement que tous les projets civils dans un territoire occupé militairement sont des colonies et par conséquent en violation du droit international.
«Nous pensons que toutes les opérations dans la zone industrielle sont illégales. La façon dont ils y traitent les travailleurs est injuste et nous avons réclamé qu’elle change», a dit Assaf Adiv, directeur de Ma'an, à 'The Electronic Intifada'.
Une économie captive
D’après Mohammed Blaidi, président de le Nouvelle Fédération des Syndicats de Palestine, la discrimination flagrante appliquée aux employés palestiniens est la conséquence de pratiques abusives de travail autorisées depuis des décennies dans les colonies.
Depuis la mise en place en 1995 du Protocole de Paris – arrangements économiques selon les accords d’Oslo – Israël a pu étouffer l’économie palestinienne.
Le protocole place Israël, la Cisjordanie et Gaza occupées sous un régime fiscal commun, avec une seule monnaie – israélienne – et impose des restrictions à la fabrication, l’exportation et l’importation de marchandises dans et hors des zones palestiniennes.
En réalité, elle empêche le développement d’une économie palestinienne indépendante, la laissant captive d’Israël. Cette situation a écrasé l’industrie locale et restreint les perspectives d’emploi. Au quatrième trimestre de 2020, le chômage en Cisjordanie a atteint les 15%.
Les Palestiniens ont été obligés de partir chercher des possibilités de travail là où ils le pouvaient, finissant par travailler au service des secteurs de la construction et de l’agriculture dans les colonies en rapide expansion.
Ces dernières années ont vu le nombre d’offres pour la construction de nouvelles unités d’habitation dans les colonies de Cisjordanie s’accélérer, y compris à Jérusalem Est.
L’année 2020 a vu s’additionner plus de 12.000 nouveaux logements, le chiffre le plus haut depuis que l’organisation israélienne 'La Paix Maintenant' a commencé à les enregistrer.
L’expansion des colonies a utilement reçu le feu vert des Etats-Unis quand Donald Trump était président. L’administration Trump est allée jusqu’à annoncer en 2019 que les Etats-Unis ne considéraient pas les colonies israéliennes comme une violation du droit international.
Environ 87.000 Palestiniens ont un permis pour travailler en Israël et font tous les jours la navette par les check-points militaires pour travailler, avec l’espoir d’un meilleur salaire, dans les industries de la construction et de l’agriculture.
Environ 33.000 autres Palestiniens travaillent dans les colonies – y compris dans les zones industrielles – sans avoir besoin de permis et sont souvent employés avec des contrats de travail informels.
Blessés et abandonnés
Tirant avantage du peu d’exigences du permis et du manque d’inspection du travail dans les colonies et les zones industrielles de Cisjordanie, les employeurs israéliens faillissent à fournir des équipements de protection convenables, à payer des salaires équitables ou à procurer une assurance.
Même pour les ouvriers palestiniens les plus qualifiés à Yamit, dont certains travaillent là depuis presque vingt ans, le salaire n’équivaut quand même qu’au salaire minimum israélien. Il n’existe aucune possibilité de promotion. Et l'entreprise n’offre aucune retraite.
Tandis que le salaire minimum moyen dans les colonies est environ quatre fois plus haut que celui gagné en travaillant pour une société palestinienne, les employeurs israéliens exploitent ce fait en continuant de commettre de graves violations des droits de la personne humaine et en privant les travailleurs des prestations de base, disent les militants syndicaux.
«Même le salaire d’un professeur de lycée palestinien sera inférieur à celui de n’importe quel ouvrier à Nitzanei Shalom qui n’a même pas de diplôme universitaire. Ils sont heureux d’avoir un travail et l’acceptent sans conditions sociales appropriées», a dit Adiv de Ma'an à 'The Electronic Intifada'.
Les ouvriers ne reçoivent aucune compensation après un accident du travail et on dit qu’ils sont souvent laissés à un check-point ou abandonnés devant un hôpital.
Les ouvriers parlent aussi de problèmes de santé de longue durée à la suite d’années de travail dans des conditions dangereuses sur les chantiers de construction ou dans les usines.
Shehab a déclaré que les ouvriers souffrent de l’effet de vapeurs et de poussière dangereuses à cause du manque de ventilation dans l’usine Yamit. «S’il y avait des contrôles de sécurité réguliers, l’usine serait fermée», a dit Shebab
Basil, 26 ans, est un ouvrier du bâtiment du village de Beit Sahur, à l’est de Bethléem. Il travaillait sur un chantier de construction dans la colonie de Maale Adumim, à l’extérieur de Jérusalem, quand il est tombé d’une échelle et s’est cassé deux doigts.
«J’ai été largué à un check-point et on m’a dit de rentrer chez moi à pied», a dit Basil à 'The Electronic Intifada'. Il a subvenu aux besoins de sa famille depuis que son père n’a plus trouvé de travail depuis neuf ans.
La blessure a laissé Basil incapable de travailler pendant presque 15 jours pendant lesquelles il n’a reçu aucune compensation. En plus de sa perte de salaire, il a dû couvrir les frais médicaux, perte de revenus critique pour subvenir aux besoins de sa famille.
Si j’avais une opportunité de travail dans une société palestinienne, je quitterais immédiatement ce travail, a dit Basil. Il a dit qu’il n’était payé que huit heures sur ses onze heures de travail quotidien, et qu’il n’en tirait qu’environ 1.500 $ par mois en tout.
Basil a demandé que son nom de famille ne soit pas cité par crainte de représailles de la part de son employeur israélien.
Un cercle vicieux
On décourage les Palestiniens qui travaillent dans les colonies d’exiger un traitement juste en utilisant la peur et l’intimidation. Les conflits du travail sont traités par les tribunaux israéliens où seuls sont reconnus les syndicats israéliens.
Ma'an est l’une des rares organisations israéliennes de travailleurs – Adiv n’a pu en mentionner qu’une autre, Lay LaOved – qui veuille aider les travailleurs palestiniens à se syndiquer.
D’après Adiv, la plupart des organisations discriminent les Palestiniens ou sont simplement dissuadées par un manque de compréhension des complexités d’un système de travail oppressif en Cisjordanie.
«Aucun syndicat en Israël n’a jamais pris sur lui d’organiser les travailleurs palestiniens», a-t-il dit à The Electronic Intifada. «Certains d’entre eux ne parlent pas la langue, ils ne savent pas comment faire, ils ne comprennent pas comment ça marche dans les colonies, ils n’ont aucun intérêt là-dedans. Et certains d’entre eux sont contre nous politiquement. »
Ma'an a documenté de nombreuses tentatives des employeurs israéliens pour obliger les employés palestiniens à abandonner leurs efforts pour obtenir des contrats équitables en les menaçant de licenciement ou de baisse de salaire.
L’organisation a récemment gagné une bataille juridique de deux ans après qu’un employeur israélien ait faussement accusé un travailleur syndiqué d’avoir vandalisé une jeep de l’armée israélienne.
Yamit doit rencontrer les représentants syndicaux bientôt. Les avocats de la société ont déjà retardé les discussions qui avaient été préalablement prévues.
Les expropriations illégales de terre par Israël, sous prétexte d’expansion des colonies, perpétuent un cercle vicieux dans lequel les travailleurs ont peu d’opportunités d’emploi autres que de travailler dans les colonies mêmes qui les ont volés et les ont privés en premier lieu de leurs moyens d’existence.
Shehab dit que lui et ses compagnons de travail sont tous aux prises du conflit interne que leur travail légitime indirectement et qui consolide directement les colonies. «Nous avons tous une famille et des frais», dit Shehab. «Nous n’avons pas d’autre choix.»
Shehab n’est pas optimiste sur le fait que Yamit honorera l’accord et projette de relancer la grève si la société montre des signes de renoncement.
Kelly Kunzl -
23.03.21
Source: Agence Medias Palestine