Nakba: pourquoi les sionistes ont expulsé les Palestiniens
Si des historiens continuent de nuancer ou rejeter l’existence d’un plan de nettoyage ethnique des Palestiniens lors de la création d’Israël, le contexte qui animait alors le mouvement sioniste montre que l’expulsion des Arabes lui était devenue incontournable
En 1946, la Palestine compte 1.237.334 Arabes et 608.225 juifs. Les premiers sont majoritaires dans 50 des 60 districts. La première guerre israélo-arabe, qui débute à partir de décembre 1947 et se termine à la fin de l’hiver 1949, renverse les rapports démographiques puisque près de 805.000 Palestiniens sont forcés à l’exil, expropriés et éparpillés dans des camps de réfugiés aux quatre coins de la région.
Depuis le rapport Peel de 1937, le partage de la Palestine en deux États était régulièrement évoqué par les grandes puissances, impliquant un «transfert» de populations. Ainsi, David Ben Gurion, président de l’Agence juive, l’autorité en charge de la communauté juive de Palestine, ne cachait pas ses intentions: un État juif ne sera pas viable s’il compte un nombre trop élevé d’Arabes.
Aujourd’hui, les travaux des historiens arabes et des nouveaux historiens israéliens ont définitivement écarté les théories sionistes sur la responsabilité arabo-palestinienne de cet exil forcé, mais un certain récit visant à dédouaner Israël de toute culpabilité continue d’être mobilisé.
En premier lieu, la prétendue nécessité sécuritaire. L’historiographie sioniste affirme que si des expulsions ont eu lieu, elles n’ont été réalisées que pour s’assurer qu’aucun ennemi potentiel ne restât à l’arrière des lignes au fur et à mesure de l’avancée des troupes juives.
Premièrement, cet argument ne justifie en aucun cas les quelque 70 massacres perpétrés contre des civils arabes ou des soldats désarmés par les différentes unités sionistes. Deuxièmement, si tel était le cas, alors les expulsions se seraient interrompues dès lors que la guerre aurait pris fin et que les accords d’armistice auraient été signés.
Il n’en est rien. Tout au long des années 1950, de nombreuses municipalités arabes, demeurant en Israël, vont être victimes d’expulsions.
Parmi d’autres exemples, on peut citer les 105 habitants d’Abu Gosh, déportés le 7 juillet 1950 jusqu’à la frontière transjordanienne. Ou ceux du village d’al-Majdal, situé sur le littoral, qui sont expulsés de 1949 à la fin de l’année 1950 vers la bande de Gaza pour laisser place à un camp de transit pour immigrés juifs, devenu la ville portuaire d’Ashkelon.
En réalité, parallèlement à l’enjeu démographique, dès 1946, les autorités de l’Agence juive sont mises sous pression pour trouver un refuge aux centaines de milliers de rescapés du génocide en Allemagne ou de juifs des pays arabes, qui arrivent en Palestine.
À cela s’ajoute une immigration soutenue entre 1948 et 1951, avec l’arrivée annuelle moyenne de 188.000 immigrés: entre la déclaration d’indépendance, le 14 mai 1948, et le 31 décembre 1951, la population juive d’Israël passe de 684.000 à 1.368.000. Dans l’attente de l’attribution d’un logement, les immigrés s’entassent dans des camps de transit aux conditions de vie déplorables.
La Nakba permet de résoudre, en partie, le problème. Au cours de l’année 1948, des milliers de juifs s’installent dans les logements arabes vidés de leurs habitants: 45.000 sont logés dans les faubourgs de Jaffa, 40.000 prennent possession du centre de Haïfa, 8.000 sont installés à Ramleh, autant à Lydda, devenue Lod, et 5.000 à Acre.
Des fonctionnaires de l’Agence juive supervisent ces opérations et vérifient, dans la mesure du possible, l’état des logements pour prévoir leur remise aux normes.
Cependant, les autorités restent loin du compte: si entre 140.000 et 160.000 immigrés peuvent s’installer dans des foyers vidés de leurs habitants arabes, rien qu’en 1949, 239.141 personnes arrivent en Israël, dont 109.262 d’Europe de l’Est, 71.271 du Moyen-Orient et 39.442 d’Afrique du Nord.
Une coutume veut alors que quiconque réussit à installer un lit dans une pièce et à y passer une nuit devient propriétaire des lieux.
À Haïfa, des soldats juifs, dont certains blessés, pénètrent en juin 1948 dans la rue Abbas, vers 06h du matin. Ils choisissent des maisons arabes, dont ils chassent les occupants ainsi que leurs biens, et y installent leurs affaires. Lorsque des officiers arrivent pour connaître le motif de leurs actes, ils expliquent ne pas s’être vu attribuer de logement alors qu’ils combattaient pour Israël.
La lenteur des procédures, les conditions de vies souvent misérables dans les villes, l’absence d’emplois et de perspectives, tout cela mène aux premiers conflits. En avril 1949, 300 immigrés manifestent à Tel-Aviv et tentent de pénétrer dans la Knesset, installée à cette époque dans un ancien cinéma.
Deux semaines plus tard, des centaines d’immigrés saccagent les locaux du ministère de l’Intégration à Haïfa. Deux mois plus tard, des dizaines d’immigrés, armés de bâtons, partent de Jaffa pour rejoindre la Knesset où ils parviennent à forcer les premières grilles.
Ces événements permettent de mesurer la pression qui est mise sur les autorités sionistes par ces nouveaux arrivants, et ainsi appréhender sous un autre angle la poursuite des expulsions de Palestiniens même après les accords d’armistice signés, entre janvier et juillet 1949, avec les différents États arabes impliqués dans le conflit.
Ministre du Travail de 1949 à 1956, Golda Meir joue un rôle central sur le dossier du logement. Arrivée d’Ukraine en 1921, Meir est une importante figure du sionisme de gauche. Elle a occupé des postes clés au sein de l’Agence juive et a également été une très proche conseillère de Ben Gurion.
En tant que ministre du Travail, c’est elle qui lance d’importants plans de logements publics. En quelques mois, des milliers d’habitations sont construites. Des immeubles à deux étages, divisés en studios comprenant deux pièces, des petites maisons préfabriquées, voire des cabanes d’urgence en bois. Israël doit atténuer la colère des immigrés, par tous les moyens.
Si ces grands travaux donnent du travail à des milliers d’immigrés, beaucoup d’autres restent en attente de solution dans les camps de transit. De plus, il convient de trouver les fonds nécessaires pour financer ces constructions.
Le tout jeune État d’Israël peut compter, certes, sur les nombreux dons arrivant de l’étranger, mais aussi sur le butin de guerre obtenu par la Nakba: 7.000 boutiques et commerces, 500 ateliers et fabriques industrielles, 1.500 entrepôts de marchandises pris aux Arabes…
Dans son ouvrage Les Premiers Israéliens, l’historien Tom Segev relate qu’à Lydda notamment, l’armée israélienne aurait emporté près de 1.800 camions chargés de biens tandis qu’à Jaffa, dans les semaines qui ont suivi l’occupation de la ville et le départ forcé des habitants, c’est l’équivalent de 30.000 livres sterling de biens qui est quotidiennement pillé par des soldats ou des civils juifs.
À Haïfa, le gouvernement met la main sur les coffres de banques cumulant 1,5 milliard de livres sterling de dépôts appartenant à des clients arabes. Il en va de même pour l’emploi des immigrés: à Ramleh, 600 boutiques laissées par des Arabes sont distribuées aux nouveaux arrivants et aux vétérans.
Néanmoins, alors que le chômage touche encore des milliers de juifs en 1950, le gouvernement israélien prend une décision révolutionnaire pour le mouvement sioniste: limiter l’immigration. Entre 1951 et 1952, le nombre de nouveaux arrivants passe de 173.000 à 24.000 et descend même à moins de 10.000 en 1953.
Au-delà du «comment», comprendre le "pourquoi" derrière l’expulsion des Palestiniens en 1948 montre que la création d’Israël, en tant qu’État à majorité juive dans un territoire majoritairement arabe, passait invariablement par l’expropriation et l’expulsion des autochtones. La première guerre israélo-arabe n’a pas été la raison, mais le support sur lequel se sont appuyées les unités combattantes du mouvement sioniste pour parvenir à leur but.
Thomas Vescovi -
15.05.20
Source: MEE