«S’ils interdisent le BDS, aucun autre mouvement n’est à l’abri»
Alors que des mesures alarmantes, anti-démocratiques, visent les militants de la solidarité avec la Palestine au Royaume-Uni et au-delà, Husna Rizvi s’entretient ici avec Omar Barghouti qui est le co-fondateur du mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions
«Nous ne sommes armés que de nos droits, et de notre dignité». S’exprimant ainsi récemment avec ardeur devant une foule, lors d’un évènement antiraciste au King’s College de Londres, Omar Barghouti reprend les mots qu’il avait prononcés devant les soldats des Forces de défense israéliennes, lors d’un raid sur la maison de sa famille, pendant la deuxième Intifada.
Omar a été pris pour cible par l’armée et le ministère de l’Intérieur israéliens pendant plusieurs années en raison de son militantisme en faveur des droits humains. Alors qu’il était étudiant à l’Université Columbia de New York, il a commencé à s’organiser au sein du mouvement sud-africain anti-apartheid et de l’Union générale des étudiants palestiniens, et en 2005 il a fondé le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), après que la Cour internationale de justice eut décidé que le mur israélien était une «situation illégale».
L’avis de la CIJ a déclaré que la barrière israélienne de 700km en Cisjordanie contrevenait aux droits des Palestiniens dans les Territoires occupés tels que définis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à savoir, la «liberté de mouvement», le «droit au travail, à la santé, à l’éducation et à un niveau de vie adéquat». Elle a conclu aussi que tous les États étaient dans l’obligation de ne pas «prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par cette construction».
C’est l’incapacité de la communauté internationale à s’acquitter de ses obligations qui a motivé directement l’appel au BDS, me dit Omar. «Nous sentions que le moment était venu de nous mondialiser avec notre message de résistance, avec notre message de libération. Et de demander aux partisans des droits des Palestiniens dans le monde entier de mettre fin à la complicité de leurs institutions, corporations et gouvernements qui rendent possibles le système d’oppression d’Israël».
Un an après la décision de la CIJ, le mouvement BDS nouvellement formé exprimait trois exigences de base: la fin de l’occupation, la fin du système d’apartheid d’Israël (les Nations-Unies désignent l’apartheid comme étant «des actes inhumains commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et de l’opprimer systématiquement») et le respect des droits des réfugiés palestiniens expulsés de leurs foyers en 1948 et qui constituent désormais 68% de la population palestinienne – respect souvent appelé le «droit au retour».
Cela, me dit-il, «a formé un consensus chez la quasi-totalité de la société palestinienne – parmi la société civile, les syndicats, les syndicats de femmes, les agriculteurs, les universitaires, les étudiants, etc.».
Sur le plan géopolitique, les choses ne paraissent pas positives, reconnaît-il. «Des suprématistes blancs d’extrême droite, des sionistes chrétiens et toutes sortes de groupes très fanatiques sont aujourd’hui à la Maison-Blanche», pourtant cela n’a pas empêché que des actions inspirantes soient prises au niveau de la base.
«Nous avons réussi à gagner un soutien jusque dans le courant dominant libéral. Ainsi, aujourd’hui aux États-Unis – où cela importe le plus – l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), organisation de masse qui défend les droits constitutionnels des citoyens étasuniens, est à l’avant-garde de l’opposition à la législation anti-BDS, que ce soit au Congrès ou dans les législatures des États».
Il fait également état d’une évolution constante parmi les mouvements progressistes et les mouvements sociaux en Europe en faveur des droits des Palestiniens; en 2018, l’Université de Leeds est devenue le premier établissement d’enseignement supérieur à se désinvestir des grandes sociétés commercialisant du matériel militaire avec Israël.
«Le BDS a connu une croissance continue: en convainquant des mouvements sociaux, des Églises, des fonds de pensions, et en ayant un impact sur les grandes sociétés complices» dit-il. «Le mouvement syndical au Royaume-Uni, en Norvège, et de plus en plus en France, aux Pays-Bas et en Belgique, a partout exigé de sérieuses mesures de responsabilisation, à l’exemple du BDS ».
Un soutien est aussi venu d’alliés moins traditionnels: «Quand Israël a accueilli l’Eurovision l’an dernier, au lieu des 50000 touristes attendus, il n’en a reçu que 5000. Plus d’une centaine de groupes LGBTQ+ d’Europe se sont manifestés pour soutenir la campagne BDS contre la venue de l’Eurovision dans la Tel Aviv de l’apartheid.»
En dépit de la proposition largement critiquée de Trump pour un «plan de paix», pour lequel l’Autorité palestinienne n’a même pas été consultée et qu’Omar a appelé un accord «d’argent contre les droits» dans l’émission radio Tysky Sour, de Novara Media, il affirme qu’il y a toujours des raisons pour un optimisme conditionnel. «Pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, des candidats du Parti démocrate à la présidence demandent que l’aide à Israël soit conditionnelle. Aucun candidat à la présidence des États-Unis n’avait jamais remis en question l’aide à Israël – jusqu’à présent».
Mais l’action du mouvement BDS se trouve sous l’attaque des établissements de sécurité tant israéliens qu’occidentaux, lesquels cherchent à discréditer et à délégitimer son militantisme. «Israël se bat contre le mouvement depuis 2014 le qualifiant de ‘menace stratégique’. C’est leur terme, pas le nôtre» explique Omar. «Israël a formé un ministère entier dans son gouvernement pour combattre le mouvement BDS. Il a externalisé son maccarthysme, sa répression antidémocratique vers ces gouvernements occidentaux, en particulier des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni.»
«Le gouvernement britannique a combattu de front le mouvement BDS pour les droits des Palestiniens: en s’ingérant dans les syndicats et les conseils municipaux; en tentant de supprimer des initiatives sur les campus; avec les ministres du gouvernement lançant des appels contre le mouvement BDS.»
«C’est sans précédent. Même le gouvernement des États-Unis – jusqu’à Trump – n’avait pas combattu le mouvement BDS avec la même passion que le gouvernement britannique, croyez-le ou non. Il sape la démocratie britannique, et pas seulement la liberté d’expression sur la Palestine» ajoute-t-il.
Tout ce qu’Omar décrit ici est cohérent avec la stratégie Prevent plus vaste «contre le terrorisme» du gouvernement britannique, une opération de surveillance largement condamnée qui touche les citoyens musulmans et des groupes de la société civile. En vertu de ce programme, un écolier, pour avoir porté un badge «Palestine libre», a été qualifié d’«extrémiste» et renvoyé au programme de déradicalisation du gouvernement. Un tract d’information publié par un groupe de solidarité Palestine, Les Amis d’Al-Aqsa, a lui aussi été utilisé par la police comme une preuve d’une opinion «de type terroriste».
Surveillance accrue, harcèlement ciblé et fermeture d’évènements militants ne sont pas inconnus d’Omar, qui lui-même a été menacé d’arrestation, d’agression, et a fait l’objet d’une campagne demandant son expulsion alors qu’il préparait un doctorat en éthique à l’Université de Tel Aviv.
L’amphithéâtre du King’s College à Londres, où Omar a pris la parole en janvier, était lui-même ouvertement surveillé par la direction. Plusieurs agents de sécurité contractuels faisaient le tour de la salle, et les noms des participants ont été contrôlés à multiples reprises.
Les tactiques pour une surveillance lourde sont susceptibles d’impressionner les jeunes militants qui poursuivent une politique de désinvestissement éthique. Je pose la question, combien d’énergie faut-il consacrer pour protéger le droit de mener campagne, comparé au travail plus positif de création de coalitions?
«Il y a toujours un équilibre en or» répond-il. «Oui, nous devons défendre notre espace, et cet espace se rétrécit pour les défenseurs actifs des droits de l’homme en Palestine. Mais ne tombez jamais dans le piège de la défense au détriment de la construction et de la croissance du mouvement».
Mais Omar est troublé par un récent développement au Royaume-Uni. «Nous travaillons avec une vaste tente d’organisations de la société civile, d’organisations de défense des droits humains, qui, toutes, sont extrêmement préoccupées par la tentative du gouvernement de Boris Johnson d’adopter une législation qui, fondamentalement, diabolise, voire criminalise, le soutien au BDS».
La législation à laquelle Omar se réfère est le plan de Boris Johnson de faire voter un projet de loi anti-boycott, qui interdirait aux institutions publiques de s’engager dans des boycotts commerciaux, une démarche qui rappelle l’interdiction par Margaret Thatcher aux conseils municipaux de refuser de commercer avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Johnson, cette fois, projette de mettre en place des sanctions financières sévères sur les conseils déjà à court de finances qui poursuivent une politique de désinvestissement éthique.
Omar est également soucieux devant les développements en Europe, où les parlements français et allemand ont fait le choix d’adopter la définition, controversée, de l’antisémitisme de l’IHRA (l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), définition qu’il présente comme un cadrage factice destiné à «protéger Israël de la critique et de toute responsabilité».
«Tout le monde est inquiet» dit-il. « Car s’ils réussissent à supprimer la liberté d’expression sur la Palestine, alors personne n’est à l’abri. Le mouvement LGBTQ+ n’est pas à l’abri. Le mouvement de la justice pour les Noirs n’est pas à l’abri, et celui de la justice pour les immigrants et pour la justice climatique… Qui sait qui sera le suivant?»
Plus inquiétant pour le mouvement BDS, ces projets tombent à un moment où, simultanément, la France, l’Allemagne et les États-Unis – où l’éminent présentateur de CNN, Marc Lamont Hilla a été licencié en 2018 pour avoir promu les droits de l’homme des Palestiniens – sont en train de sévir contre le BDS.
Questionné – style Blue Skies – sur ce qu’une présidence de Bernie Sanders pourrait signifier pour les relations USA-Israël, Omar reconnaît qu’il est optimiste. «Les États-Unis n’ont jamais eu de président progressiste comme Sanders. Si Bernie Sanders est élu, cela va changer le monde, pas seulement les relations des États-Unis vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens».
«Bien sûr, nous ne sommes pas naïfs et nous ne pensons pas qu’un président progressiste peut, d’un coup de baguette magique, modifier des décennies de politique d’un établissement impérialiste, néo-libéral, très agressif qui sert le 1%. Mais je pense que la majorité absolue des Palestiniens – tout comme la majorité des progressistes dans le monde – est toute avec Bernie Sanders pour qu’il soit le premier président juif des États-Unis – le premier président social-démocrate» ajoute-t-il.
Concernant l’allégation selon laquelle le BDS écarte les communautés juives, voire encourage l’antisémitisme, Omar me répond que le mouvement vise la complicité, et non pas l’identité. «Ce n’est pas être contre les juifs que de s’engager dans un mouvement non violent pour soutenir les Palestiniens» dit-il.
En fait, il pense que c’est l’ascension de Trump et de sa base de sionistes et de suprématistes blancs d’extrême droite qui a conduit Israël à abandonner son «très mince masque d’avertissement de la démocratie», ce qui a en fait augmenté le soutien au BDS chez les jeunes juifs.
«Nous voyons des juifs millénaires aux États-Unis et ailleurs devenir antagonistes du régime actuel d’Israël. Nous le remarquons sur les campus aux États-Unis par exemple, où de nombreux militants juifs rejoignent le mouvement BDS».
Et d’ajouter: «L’injustice israélienne contre les Palestiniens est l’une des plus longues à vivre et l’une des moins responsables. Israël s’en tire vraiment bien en assassinant – littéralement à la télévision – des jeunes Palestiniens manifestant à Gaza pour le droit au retour et pour la fin du siège de Gaza. Et il s’en tire à bon compte. Aussi, il existe donc un sentiment d’urgence. Nous ne pouvons attendre. Et je pense que dans le monde de plus en plus de personnes peuvent constater cela».
Husna Rizvi -
27.02.20
Source: Agence Medias Palestine