Élections, les choix empêchés des Palestiniens
La perspective de la tenue d’élections législatives et présidentielle revient sur le tapis en Palestine, alors que les dernières se sont tenues en 2006. Lors du Forum de Doha à la mi-décembre, Orient XXI a interrogé trois dirigeants palestiniens sur cette perspective souhaitable mais encore hautement improbable
Le 26 septembre 2019, depuis la tribune des Nations-unies à New York, le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas promettait qu’à son retour au pays il convoquerait des élections en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza et à Jérusalem-Est, les premières depuis 2005 (présidentielle) et 2006 (législatives).
Depuis trois mois, il a plusieurs fois promis d’en fixer la date et de promulguer un décret ordonnant le processus électoral. Rien n’est venu. La question est de savoir si ce retard est dû aux réelles intentions du Hamas face à cette proposition, aux conditions que ne manquera pas de poser Israël ou si le président Abbas, au pouvoir depuis 15 ans, entretient une illusion pour rallumer une légitimité éteinte et justifier son maintien au pouvoir.
La promesse d’élections a suscité les espoirs d’une société palestinienne qui y est favorable parce que lassée de l’autoritarisme et de l’impuissance de ses dirigeants comme de la corruption ambiante. Sa préoccupation est de voir apparaître une nouvelle génération de responsables politiques.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Orient XXI, Saëb Erekat, secrétaire général du comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dont les responsabilités politiques s’étendent sur plusieurs décennies, assure que «le changement» est désormais son leitmotiv, lui qui affirme n’être pas certain de se représenter.
Pour Mustafa Barghouti, secrétaire général de l’Initiative nationale palestinienne, ces élections sont une «nécessité absolue» pour mettre un terme au déni de démocratie dont souffrent les Palestiniens depuis plus de dix ans. C’est aussi l’espoir défendu par Hanan Ashraoui, membre du comité exécutif de l’OLP, qu’Orient XXI vient également de rencontrer au Qatar. Elle y voit la seule manière de renouer un lien de confiance avec une Autorité palestinienne et une OLP qui en sortiraient renouvelées et renforcées.
Ces éléments, ajoutés à la poursuite de la colonisation et de toutes les autres formes d’oppression de la part d’Israël, comme le sentiment d’être abandonnée par la communauté internationale, font que ces élections sont ressenties par la population comme une forme de résistance et un processus de survie.
«La démocratie n’est pas une option», insiste Hanan Ashraoui, «mais désormais une nécessité. Les élections doivent se tenir». Après tout, ajoute-t-elle, le seul levier dont les Palestiniens doivent s’emparer est la rénovation de leur situation politique intérieure. «Que les Palestiniens se sentent abandonnés, que le monde arabe et occidental soit en crise ou qu’Israël continue de mener sa politique d’occupation sont des réalités contraires aux intérêts des Palestiniens, mais sur lesquelles ils n’ont pas de prise. En revanche, ils doivent mieux organiser la ‟maison Palestine” alors qu’il est clair désormais que la solution des deux États a été détruite par Israël.»
Les pays occidentaux ne peuvent que soutenir tout processus électoral. Mais ils se sont peu exprimés, se souvenant sans doute qu’ils avaient renâclé devant la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006 par erreur de jugement ou par manque de courage politique.
Hanan Ashraoui parle de «l’hypocrisie des démocraties» qui sont favorables aux consultations populaires à la condition que leurs résultats soient conformes à leurs visions et à leurs propres intérêts.
L’Union européenne est évidemment hautement favorable à la tenue d’élections. Elle fera ce qu’elle sait faire, offrira ses observateurs et facilitera l’organisation technique et financière du processus. Mais comme en 2006, elle aurait du mal à concevoir qu’un parti islamiste puisse, éventuellement, sortir vainqueur d’un processus électoral démocratique.
Depuis l’annonce de son président d’organiser des élections jusqu’à aujourd’hui, Hanna Nasser, en charge de la commission électorale centrale, s’est engagé dans un va-et-vient diplomatique entre l’Autorité, les différentes factions politiques palestiniennes et le Hamas à Gaza, pour fixer les bases d’un accord sur leur organisation.
Le Hamas a rapidement fait savoir qu’il n’était pas hostile au principe des élections envisagées, alors qu’aux scrutins présidentiels de 1996 et de 2005, il s’était abstenu de présenter un candidat et avait appelé au boycott.
Mais indiquer qu’un accord est possible sur des règles d’engagement électoral et entrer dans le concret de la politique sont deux choses distinctes. Si Abbas a des intérêts, le Hamas sait où sont les siens. Les conditions qu’il pose à sa participation témoignent de ses interrogations.
Le mouvement islamiste est favorable à des élections, mais exige, en préalable, l’organisation d’un sommet national où seraient débattues les conditions de sa participation et où serait choisie une haute figure palestinienne pour se présenter à la présidentielle devant les électeurs. Il n’exigerait pas que cette personnalité soit affiliée au Hamas, mais demanderait qu’elle adhère à son programme de résistance.
Abbas ne semble pas favorable à la recherche de ce consensus national qu’il sait impossible à trouver. Mustafa Barghouti dit comprendre la demande du Hamas. «Sans consensus, les divisions palestiniennes vont perdurer; sans consensus les élections ne seront pas démocratiques», a-t-il indiqué à Orient XXI.
Une nouvelle victoire du Hamas aux législatives reposerait la question de sa capacité à gouverner et à accepter une coordination sécuritaire avec Israël. Une défaite l’écarterait des organes institutionnels de décision politique pour longtemps. Surtout, en cas de défaite, se poserait la question du devenir des armes des forces de sécurité qu’il contrôle.
Le Fatah vainqueur ne manquerait pas d’exiger que ces armements passent sous le contrôle de l’Autorité. C’est donc sans surprise que beaucoup doutent de la réelle volonté du mouvement islamiste d’adhérer à un processus électoral et d’y participer.
Hanan Ashraoui ne porte pas de jugement sur leurs déclarations, se contentant de constater qu’il y a beaucoup de «paroles en l’air» en cette période pré-décret électoral.
Lors des élections de 1996, 2005 et 2006, les Palestiniens n’avaient pas été empêchés par Israël de voter dans Jérusalem-Est. En revanche, leurs candidats n’avaient pas été autorisés à y faire campagne.
Le président Abbas a demandé à Israël la possibilité d’organiser une fois encore les élections dans la partie orientale de la ville. Le gouvernement israélien n’a pas fait connaître sa décision. Il pourrait laisser s’organiser un scrutin s’il était convaincu qu’émergent de nouveaux responsables palestiniens qui seraient favorables à un accord de paix total à ses conditions.
Israël pourra toujours avancer que le principe d’élections palestiniennes à Jérusalem-Est est contraire à l’esprit des accords de paix des années 1990, notamment de l’accord intérimaire du 28 septembre 1995.
Pointant du doigt le Hamas, Yossi Beilin, un ancien responsable politique d’une gauche israélienne aujourd’hui disparue qu’on ne peut soupçonner de collusion avec l’actuel gouvernement en Israël, demande que «les personnes et les groupes engagés dans le terrorisme soient interdits de participation aux élections palestiniennes». Lui aussi fait référence à l’accord intérimaire de 1995.
Mustafa Barghouti est convaincu qu’Israël «n’a aucun intérêt à ce que les Palestiniens pratiquent la démocratie». Saëb Erekat fait valoir qu’un refus d’Israël constituerait un «énorme problème» qui pourrait conduire à ce qu’il n’y ait pas d’élections du tout. Ses propos font écho à ceux de son premier ministre, Mohamed Shtayyeh, pour qui un refus israélien de vote dans Jérusalem-Est «ne serait pas accepté par les Palestiniens», sous-entendant que l’Autorité palestinienne pourrait bien annuler les élections envisagées pour ce motif.
Cette menace d’annulation a largement été reprise par de nombreux commentateurs qui y voient un prétexte utilisé par la présidence palestinienne pour ne pas mettre à exécution sa promesse d’élection. Ils y voient un jeu de dupes monté par la présidence pour échapper au vote populaire et rester en fonction.
Tareq Baconi, de l’International Crisis Group, est convaincu que le vote à «Jérusalem-Est est l’exact alibi dont la direction palestinienne a besoin […]. Elle fera porter à Israël la responsabilité de l’annulation des élections».
Moussa Abou Marzouq, membre du bureau politique du Hamas, n’exprime pas un sentiment différent. Il est sûr que le report du décret présidentiel sur l’organisation des élections dans l’attente de la réponse israélienne «signifie en pratique que le décret ne sera peut-être jamais pris».
De fait, dans l’expectative d’un feu vert israélien, le président palestinien se refuse à prendre le tant attendu décret qui fixerait une date et ouvrirait le processus électoral.
Parler d’élection, c’est parler de l’absent-présent, de celui auquel on a prêté il y a deux décennies un destin national palestinien. Il aura été tour à tour le «chouchou» de Yasser Arafat puis son adversaire résolu. Nombreux sont ceux qui évoquent encore sa possible participation à des élections futures, celles à venir ou d’autres plus tard. Il entre même dans les sondages palestiniens. De 8 à 10% de la population serait prête à lui faire confiance.
Depuis qu’il a dû quitter Gaza à la suite de la victoire électorale du Hamas en 2006 et qu’il a été banni de Cisjordanie par Mahmoud Abbas pour soupçon de complot contre sa personne, Mohamed Dahlan est aperçu partout et en même temps, au Caire, à Abou Dhabi où il réside, en Arabie saoudite, au Montenegro dont il aurait aussi la nationalité, en Serbie, à Bruxelles, en Libye, etc.
On lui prête tous les rôles et toutes les turpitudes possibles dont il n’est pas exclu que certaines correspondent à des réalités. Conseiller de tel ou tel prince du Golfe, attisant la guerre civile en Libye, collaborateur d’Israël, œuvrant contre les Frères musulmans, ayant prêté la main à «l’assassinat» d’Arafat ou manigancé pour faire chuter Recep Tayyip Erdoğan lors de la tentative de coup d’État en 2016, Dahlan serait le «couteau suisse» de la région.
D’ailleurs le président turc vient de mettre sa tête à prix: 700.000 dollars (624.000 euros) pour qui l’arrêterait… On voit mal comment il pourrait jouer un rôle auprès des Palestiniens dans un avenir proche.
Si le rôle et la popularité de Marwan Barghouti, ancien secrétaire général du Fatah et responsable des milices du Tanzim (issu du Fatah de Yasser Arafat) ne peuvent être comparés à ceux de Dahlan, leur situation présente au moins une similarité: tous deux sont «empêchés» mais leurs noms reviennent chaque fois que des élections sont décidées ou évoquées.
Quand Dahlan est en exil, banni par les siens, Barghouti est en Israël, incarcéré depuis 2002 pour fait de «terrorisme» en sa qualité supposée de responsable en chef de la seconde intifada. Depuis presque deux décennies, un mythe a été forgé autour de sa personne. Il serait le «Mandela palestinien» et lui seul aurait les moyens populaires de prendre la direction du Fatah et de l’Autorité palestinienne pour peu qu’il soit libéré.
Israël même aurait contribué à forger ce mythe en ne l’éliminant pas au moment de son arrestation et en ayant rappelé, ici ou là, qu’il pourrait bien être celui avec lequel Israël pourrait un jour négocier (1). Spéculation de l’esprit ou nécessité de se donner un chef quand la classe politique palestinienne en manque cruellement?
Si la popularité de Barghouti a bravé le temps, ses engagements ont été démonétisés depuis 2002, année de son emprisonnement. La solution des deux Etats est devenue un souvenir vague, le droit au retour des réfugiés a été anéanti par Israël avec le soutien du président américain et la création d’un Etat palestinien sur les frontières de 1967 est une illusion.
Imaginer la fin de la colonisation relève d’une hallucination collective et on sait ce que Trump a fait de l’avenir de Jérusalem comme capitale des deux Etats. Barghouti n’a plus qu’à défendre les autres valeurs qui étaient les siennes: la démocratie et des droits pour la femme palestinienne identiques à ceux des hommes.
De tout temps, la structure politique qu’est l’OLP a figuré la construction de l’identité nationale palestinienne. Cette image existe toujours, mais elle a perdu de son éclat devant la déliquescence du processus de paix et l’accélération de la poursuite de la colonisation par Israël des territoires de Palestine.
Quant à l’Autorité palestinienne — l’institution fonctionnelle —, ce n’est pas elle qui peut prétendre incarner le renouveau ou la résistance face à l’occupation israélienne. C’est probablement encore le Hamas qui incarne cette volonté de résistance et de dignité des Palestiniens, même si le mouvement islamiste n’a pas démontré qu’il avait les capacités de gouverner pour le bien public.
Il n’est pas certain que les élections envisagées puissent être organisées dans les prochains mois. Il n’est pas plus certain qu’elles soient «justes et libres» comme le demanderont les pays occidentaux.
D’ici là, les Palestiniens auront à définir leur choix, soit en continuant d’adhérer aux directives politiques fixées par Abbas — non-violence, coopération sécuritaire avec Israël, soutien de la communauté internationale et maintien de la solution des deux États — soit en adoptant l’idée de résistance et de dignité face à Israël que représentent le Hamas et d’autres factions.
Ou bien en essayant de définir une troisième voie, celle ouverte par la perspective d’élections qui amèneraient au pouvoir une classe dirigeante nouvelle, jeune, moins associée au Hamas ou au Fatah, plus indépendante et plus technicienne probablement. Mais la route est longue avant de les voir arriver au pouvoir.
Notes:
(1) Propos tenus à l’auteur par l’un des avocats de Marwan Barghouti
Christian Jouret -
13.01.20
Source: OrientXXI