Implacable analyse pour ce w-e: Gaza, le moment de vérité
Israël a ignoré les avertissements des Nations-Unies disant que Gaza est sur le point de devenir inhabitable, agissant comme si les Palestiniens pouvaient être mis en cage, affamés et maltraités indéfiniment. A présent, des crises se produisent sur tous les fronts – social, économique, politique et humanitaire – et Israël est pressé par le temps pour trouver des solutions
La seule chose qui puisse faire réagir les Israéliens et leur faire prendre en compte la catastrophe qui se déroule chez leurs voisins à Gaza, semble-t-il, c’est la peur que des retombées en provenance de la minuscule enclave côtière ne les atteignent et ne les engloutissent eux aussi. Des experts environnementaux de deux universités israéliennes ont publié un rapport en juin avertissant que l’effondrement imminent des réseaux d’assainissement et de distribution d’eau et d’électricité allaient bientôt se répercuter en Israël.
Gideon Bromberg, le directeur israélien de EcoPeace Middle East, qui a commandé le rapport, a déclaré à des journalistes: «Sans une action urgente et vigoureuse, des fléaux et des épidémies qui pourraient coûter la vie à un très grand nombre de personnes, tant en Israël qu’à Gaza vont éclater et aucune barrière ou dôme d’acier (le système israélien d’interception des missiles) ne pourra leur faire obstacle». Le journal progressiste israélien Haaretz a paraphrasé un autre commentaire de Bromberg: «Si rien n’est fait, il pourrait en résulter une horreur politique sous la forme de centaines de milliers de Gazaouis, craignant pour leur vie, et fuyant vers Israël de peur d’attraper des maladies».
Bromberg et d’autres de la gauche israélienne ont bien conscience que les 2 millions de Palestiniens de Gaza ont été déshumanisés il y a bien longtemps aux yeux de la plupart des juifs israéliens, qui les considèrent comme rien de plus que des terroristes ou sympathisants de terroristes qui méritent leur triste sort. Des récits des souffrances sans fin de Gaza non loin des foyers israéliens ne sont guère susceptibles de leur faire honte et de les inciter à agir. Seul l’intérêt personnel peut les mobiliser – des craintes pour leur propre sécurité et le bien-être de leurs proches.
Les problèmes de Gaza, néanmoins – le fait que c’est l’un des endroits les plus densément peuplés, les plus pauvres et les plus pollués de la planète – ne sont pas dus à un accident, ou la conséquence d’un cataclysme naturel. La crise qui y sévit est entièrement d’origine humaine, crise qu’Israël orchestre depuis des décennies.
Israël a, de fait, traité la Bande de Gaza comme un dépotoir – un enclos – où y détenir la masse des réfugiés qu’il a créé en dépossédant les Palestiniens de leur patrie en 1948. Près des trois quarts des habitants de Gaza sont des descendants des réfugiés de cette guerre, des Palestiniens qui ont été chassés de leurs terres qui se trouvent dans ce qui est maintenant Israël et à qui on a refusé le droit de jamais retourner dans leur foyer.
Après les avoir exilés, Israël était néanmoins prêt à utiliser les Palestiniens de Gaza comme main d’œuvre bon marché – pendant un certain temps. Jusque dans les années 1990, les Palestiniens pouvaient sortir de Gaza relativement facilement pour occuper les emplois les plus ingrats et les moins bien payés d’Israël. Mais tandis que l’occupation se renforçait, deux événements ont contraint Israël à repenser la situation.
Premièrement, les Palestiniens sous occupation, y compris à Gaza, ont lancé une campagne prolongée de désobéissance civile contre leurs occupants à la fin des années 1980, connue sous le nom de première intifada, qui incluait des actions du type grève générale, refus de payer l’impôt, boycott des produits israéliens et jets de pierres. Deuxièmement, la population de Gaza s’est développée de façon exponentielle, à un rythme qui dépasse la capacité d’accueil de ce minuscule territoire de 40 km de long sur 9 km de large.
La réaction des dirigeants israéliens fut d’insister pour une séparation physique d’avec Gaza plus nette. Le cri de ralliement des hommes/femmes politiques de l’époque était le suivant: «Nous ici, eux là-bas».
L’approche hors de vue, hors de l’esprit d’Israël reçut bientôt la sanction diplomatique des Accords d’Oslo au milieu des années 1990. Israël entoura Gaza de clôtures de haute sécurité et de miradors équipés d’armes, établit une zone d’exclusion le long de sa façade maritime, et révoqua la politique générale en matière de sortie.
Le désengagement opéré par Ariel Sharon en 2005, lorsque les derniers colons juifs furent évacués de l’enclave, marqua l’achèvement de la politique de séparation d’Israël. L’occupation ne prit, cependant, pas fin. Israël continua de contrôler l’espace aérien de Gaza, son périmètre terrestre, et ses eaux côtières. Israël imposa bientôt un blocus empêchant les marchandises ainsi que les personnes d’entrer ou sortir, blocus qu’il renforça considérablement lorsque la faction palestinienne du Hamas remporta les élections dans les territoires occupés en 2006.
Depuis lors, Israël a transformé le centre de rétention en prison super-max. Il a terminé cette année la construction le long de la côte d’une barrière sous-marine équipée de systèmes de capteurs sophistiqués. Israël agrandit actuellement la clôture d’enceinte pour qu’elle atteigne 6m de haut et la renforce de tours de tir contrôlées à distance, tandis que des drones de surveillance patrouillent le ciel au dessus de Gaza.
Le premier cri d’alarme concernant la situation à Gaza a été lancé en 2015, un an après l’attaque massive sur l’enclave par Israël connue sous le nom Bordure protectrice, au cours de laquelle plus de 2200 palestiniens ont été tués, dont plus de 550 enfants, et 17000 familles se sont retrouvées sans toit. Un rapport de la Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) affirmait que Gaza serait «inhabitable» d’ici 2020 si les tendances alors en cours perduraient. Aucune de ces tendances n’a été arrêtée ou inversée. Ce qui veut dire que Gaza est sur le point de sombrer dans une véritable catastrophe humanitaire, entièrement créée par Israël, et implicitement soutenue par le silence et l’inaction des Etats occidentaux.
Mais alors que Israël a réussi à maintenir les habitants palestiniens de Gaza enfermés comme des poulets de batterie sous-alimentés et maltraités, il commence à trouver beaucoup plus difficile d’endiguer les diverses crises – social, économique, politique et humanitaire –qui se déroulent dans l’enclave. Israël se rend lentement compte que les Palestiniens ne se comportent pas comme des poulets.
Il était inévitable que les Palestiniens réagissent au lent étranglement par Israël de leur enclave. Mais au moment du deuxième soulèvement des Palestiniens qui débuta vers la fin de l’année 2000 le type de désobéissance civile de masse qui avait caractérisé la première intifada n’était plus possible. La population de Gaza était à cette étape emprisonnée derrière une clôture. Les factions, le Hamas en particulier, essayèrent au lieu de cela de briser leur enfermement en lançant des roquettes Qassam primitives sur Israël.
Largement inefficaces en tant qu’armes de destruction ou létales, les roquettes ont néanmoins semé la terreur au sein des communautés israéliennes proches de l’enclave. Mais leur utilisation a eu des répercussions principalement négatives pour Gaza. Israël riposta par des exécutions extra-judiciaires de dirigeants palestiniens de Gaza qui typiquement tua beaucoup plus d’innocents, et utilisa les roquettes pour justifier des formes de punition collective toujours plus sévères culminant dans le blocus. Le peu de sympathie que l’Occident avait pu manifester pour Gaza s’évapora car Israël, aidé par les médias occidentaux, supprima le contexte dans lequel les roquettes avaient été tirées – l’emprisonnement de Gaza par son occupant – et présenta un récit anhistorique et simpliste d’attaques terroristes contre des Israéliens innocents motivées seulement par la haine des extrémistes musulmans pour les juifs.
Si le soutien de la population de Gaza aux attaques à la roquette a faibli avec le temps, les Palestiniens y ont appris à leurs dépens qu’ils ne peuvent se permettre de rester passifs. Dès que les roquettes se taisent Israël et le monde oublient Gaza. L’hypocrisie de l’Occident est bien visible: il condamne les habitants de Gaza parce qu’ils combattent leur emprisonnement en tirant des roquettes, mais oublie leur détresse lorsqu’ils jouent selon les règles diplomatiques.
Au cours de l’année et demie écoulée, les roquettes ont été en grande partie remplacée par quelques initiatives populaires qui ont été lancées avec deux objectifs en tête: rendre la souffrance de Gaza à nouveau visible et remettre en question les préjugés israéliens et occidentaux sur l’enclave. Les deux initiatives marquent un retour au type de désobéissance civile de masse illustrée par la première intifada, mais adaptée à une époque où les Palestiniens de Gaza n’ont guère la possibilité d’affronter directement leur oppresseur.
La première, des ballons et cerfs-volants incendiaires – Israël rajoute immanquablement l’étiquette «terroristes» à ces ballons et cerfs-volants – envoyés par dessus la clôture d’enceinte pour mettre le feu aux terres agricoles des communautés israéliennes à proximité qui prospèrent aux dépens de Gaza. Les dégâts causés à l’économie locale israélienne ont pour objectif de servir de pâle miroir de la destruction économique colossale qu’Israël a infligée à l’économie de Gaza depuis de nombreuses décennies, y compris, comme nous allons le voir, à ses terres agricoles. Les ballons, comme les roquettes, sont un moyen de rappeler aux Israéliens que les Palestiniens souffrent à l’abri des regards, de l’autre côté de la clôture, mais sans mettre en danger la vie de civils contrairement à l’utilisation de roquettes.
La deuxième initiative populaire a pris la forme d’une manifestation hebdomadaire de masse, largement non-violente, appelée la Marche du Grand Retour, à proximité de la clôture d’enceinte. Le nom a pour objectif de rappeler aux observateurs que la plupart des Palestiniens de Gaza se voient refuser le droit de retourner dans les centaines de villages d’où leur famille furent expulsées par Israël en 1948 et qui se trouvent maintenant de l’autre côté de la clôture. Des dizaines de milliers de manifestants défient régulièrement les restrictions israéliennes qui ont désigné des centaines de mètres du territoire de Gaza le long de la clôture comme «zone interdite».
L’objectif des manifestants est de faire en sorte qu’Israël et l’Occident ne puissent éluder la souffrance et le désespoir de Gaza, ou se dérober à leur responsabilité pour la catastrophe qui s’y déroule, ou continuer de gommer l’injustice historique plus grave causée par Israël quand il a dépossédé les Palestiniens de leur patrie en 1948. Les manifestations rappellent avec force qu’il faut traiter la question de ce crime commis contre les Palestiniens avant qu’aucune résolution durable du conflit israélo-palestinien ne puisse survenir.
Les responsables israéliens ont toutes les raisons du monde de vouloir l’exact contraire pour Gaza. Ils ont besoin que ses souffrances soient ignorées; les Palestiniens réduits au silence, ou alors violents à tel point qu’Israël puisse requalifier cette violence de terrorisme; et les injustices historiques oubliées. Ils se sont ainsi efforcés de suggérer que les manifestations ne sont pas l’expression naturelle de la colère de Gaza, c’est à dire l’expression de la frustration et du désespoir face à une catastrophe humanitaire orchestrée par Israël, mais une nouvelle stratégie terroriste voilée organisée par le Hamas. Les manifestants ne sont pas des civils, affirme Israël, mais des militants déterminés du Hamas qui veulent détruire Israël.
C’est le raisonnement derrière la réaction extrêmement violente d’Israël, avec des tireurs d’élite tirant à balles réelles sur les manifestants. Les cibles de ces tirs incluent un grand nombre d’enfants, de personnes en fauteuil roulant, ainsi que des secouristes et des journalistes indentifiables par leur tenue. Israël a exécuté plus de 300 manifestants, dont près d’un quart d’enfants. En outre, 32000 personnes ont été blessées – une moyenne de 500 par semaine.
L’un des enquêteurs d’une commission des Nations-Unies sur la façon dont Israël a géré les manifestations a conclu que ses forces armées «ont délibérément tirés sur des enfants, elles ont délibérément tirés sur des personnes handicapées, elles ont délibérément tiré sur des journalistes». Ceci fut confirmé en juillet quand les médias israéliens ont révélé que les tireurs d’élite avaient reçu l’ordre de tirer dans la cuisse des manifestants, afin visiblement de dissuader les personnes de prendre part aux manifestations. Cet ordre persista même lorsqu’il devint évident qu’une proportion significative des personnes blessées mourait de leurs blessures, ou devait être amputées. Ce n’est que bien plus tard que le commandement donna l’ordre de viser la cheville des manifestants pour réduire le nombre de morts.
L’indifférence généralisée des Israéliens à l’égard du sort des Palestiniens, tout particulièrement dans le cas de Gaza, est profondément enchevêtrée à l’idéologie qu’incarne Israël. La vision du sionisme qu’a une grande partie de l’Occident est simpliste: il est vu comme un mouvement purement salvateur, qui créa une «bouée de sauvetage» pour les juifs – matérialisé par Israël – à un moment où le besoin s’en faisait grandement sentir quand l’holocauste nazi ravageait de larges pans de la communauté juive européenne. Mais le sionisme, sous ses formes juive et chrétienne, est bien antérieur à ce génocide. On trouve ses racines dans les idéologies coloniales de peuplement européennes qui ont émergé à partir du XVIIè siècle.
Le colonialisme de peuplement est nettement différent du colonialisme traditionnel. Ce dernier, qu’illustre la relation de la Grande-Bretagne avec l’Inde, se caractérise par l’arrivée de colons dans un autre pays pour exploiter ses ressources et la main-d’œuvre de la population autochtone. Les trésors dénichés dans les colonies, quels qu’ils soient – caoutchouc, thé, tulipes, sucre, diamants, pétrole – étaient envoyés dans la mère patrie, où ils contribuaient à entretenir le train de vie dispendieux d’une élite. Il a fallu beaucoup de violence pour forcer la population autochtone à se soumettre. Les colons ont aussi tenté de justifier l’accaparement des ressources, à la fois pour eux-mêmes et pour la population indigène, traditionnellement par le biais de la religion et en invoquant la notion de progrès – le «fardeau de l’homme blanc». Les colons ont prospéré jusqu’à ce que la population autochtone trouve un moyen de les expulser.
Le colonialisme de peuplement, en revanche, obéit à des raisons différentes – ce que les universitaires ont défini comme la «logique d’élimination». Les sociétés de peuplement ne sont pas là principalement pour exploiter les autochtones, même si elles le font partiellement pendant un certain temps. Elles sont là pour prendre leur place. Et il existe trois possibles voies par lesquelles cette ambition est réalisable.
La première – que l’on pourrait appeler le modèle des Amériques – consiste à exterminer les autochtones, les liquider si bien qu’ils ne puissent remettre en cause le projet colonial de peuplement. Le deuxième – que l’on pourrait appeler le modèle israélien – consiste faire subir aux autochtones un nettoyage ethnique, les chasser du territoire convoité vers un autre endroit. Et le troisième – que l’on pourrait appeler le modèle de l’Afrique du Sud – est utilisé principalement lorsqu’il n’a pas été possible de réaliser pleinement l’un des deux premiers modèles. Les régimes d’apartheid rassemblent les autochtones hors de vue, dans des ghettos – souvent appelés foyers nationaux, réserves ou, dans le cas de l’Afrique du Sud, Bantoustans – où l’on peut ignorer leur existence, et les priver de leurs droits et de l’accès aux ressources.
Les sociétés de peuplement peuvent adopter plus d’un modèle au fil du temps, ou peuvent expérimenter plusieurs modèles. Aux Etats-Unis, par exemple, les colons ont exterminé une bonne partie de la population amérindienne et ont parqué ceux qui restaient dans des réserves. En Afrique du Sud, l’apartheid nécessitait aussi d’avoir recours au nettoyage ethnique pour libérer de leur population noire les terres convoitées par les colons blancs.
Israël aussi a adopté un modèle mixte. En 1948, et à nouveau en 1967, il a mené des opérations de nettoyage ethnique à grande échelle. Au cours de la Nakba de 1948, littéralement la Catastrophe, les sionistes ont expulsé plus de 80% des Palestiniens vivant à l’intérieur de ce qui était sur le point de devenir l’état juif d’Israël. Par la suite, Israël adopta un système d’apartheid à l’encontre du restant de la population autochtone, d’abord à l’intérieur de ses frontières reconnues (comme je l’ai souligné dans un précédent article) et plus tard dans les territoires occupés.
En Israël aujourd’hui, environ 93% du territoire a été «nationalisé» exclusivement par l’Etat au nom des juifs du monde entier, tandis que les «citoyens» palestiniens, un cinquième de la population totale d’Israël, ont été consignés dans un peu plus de 2% du territoire israélien. Dans les territoires occupés, entre temps, les colons se sont directement appropriés 42% de la Cisjordanie, alors que le gouvernement israélien exerce un contrôle direct sur plus de 60% du territoire, dénommé «Zone C» par les Accords d’Oslo.
Le nettoyage ethnique et l’apartheid ont été les piliers qui sous tendent la façon dont Israël considère les Palestiniens à l’intérieur d’Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Mais au cours des 15 dernières années sa politique à l’égard de Gaza semble avoir évolué dans une direction supplémentaire – qui inclut des éléments de ce que l’on pourrait appeler un modèle de génocide progressif.
«Génocide» est un terme sensible, que peu de personnes souhaitent utiliser en rapport avec Israël, étant donné l’extermination de plusieurs millions de juifs européens par les nazis. Mais c’est un terme qui existe en-dehors et indépendamment de l’holocauste. Il a une signification clairement définie en droit international, et qui est essentielle à l’analyse et à l’évaluation de situations politiques et de leur probable trajectoire future. Le terme a été inventé justement pour offrir des outils de détection précoce afin d’empêcher les génocides de se produire, et pas simplement d’étiqueter l’atrocité une fois commise.
Écarter la notion de génocide comme explication possible du comportement d’Israël à Gaza consiste à accorder la priorité à la sensibilité historique de certains juifs sur les menaces existentielles urgentes et actuelles qui pèsent sur une part substantielle du peuple palestinien.
Les Nations-Unies ont adopté une Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en 1948, l’année de la création d’Israël. Elle définit le génocide comme [traduction officielle du site des Nations-Unies]:
L’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:
a) Meurtre de membres du groupe;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Le génocide est avéré par un seul de ces cinq actes, et il devrait au moins, y avoir suspicion – comme nous le verrons – qu’Israël commet les deuxième et troisième à Gaza.
Des universitaires israéliens ont eux aussi noté la nécessité d’employer un autre terme – en plus de nettoyage ethnique et apartheid – pour décrire la politique d’Israël envers les Palestiniens, notamment à Gaza. Feu le sociologue israélien Baruch Kimmerling, l’un des plus éminents spécialistes du nationalisme israélien et palestinien du pays, a inventé un mot – politicide – pour éviter l’emploi du terme génocide. En 2003, des années avant que le blocus de Gaza et les attaques répétées contre l’enclave par Israël n’aient débuté, il définit le politicide comme ayant deux effets:
Le premier étant la destruction de la sphère publique palestinienne, y compris sa direction et son infrastructure sociale et matérielle. Le deuxième effet étant de rendre la vie quotidienne des Palestiniens de plus en plus insoutenable en détruisant la sphère privée et toute possibilité de normalité et de stabilité… Toutes ces conditions visent… à réduire les attentes des Palestiniens, à écraser leur résistance, à les isoler, à les amener à se soumettre à tout arrangement proposé par les Israéliens, et en fin de compte provoquer leur émigration volontaire en masse vers un autre pays.
Il importe peu que nous qualifions le plan israélien énoncé par Kimmerling de génocide progressif ou de politicide; il présente avec justesse la vision monstrueuse d’Israël d’une demi-vie pour les Palestiniens dans les territoires occupés où on les prive non seulement de leurs droits mais également de leur humanité. Dans cette optique, les Palestiniens sont considérés pas tant comme des êtres inférieurs mais plutôt comme des non-êtres dont le sort ne devrait pas nous inquiéter.
Les hauts responsables israéliens ont clairement indiqué à trois reprises à quel point la pensée stratégique concernant Gaza et les limites de ce qui est imaginable évoluaient progressivement.
La première a été formulé en 2006 par Dov Weissglass, conseiller du premier ministre israélien de l’époque, Ehud Olmert. Il a évoqué la nouvelle approche israélienne à Gaza lors d’une interview avec le journal Haaretz. «C’est comme un rendez-vous avec un diététicien. Les Palestiniens vont devenir beaucoup plus minces, mais ne mourront pas», avait-il déclaré, évoquant la récente imposition par Israël d’un blocus économique à Gaza, appuyée par un boycott de l’aide par les gouvernements occidentaux. La plupart des observateurs à l’époque ont qualifié son commentaire d’«imagé». Mais plus tard, il apparut que Weissglass décrivait en réalité une politique sur le point d’être mise en œuvre par l’armée israélienne.
En 2012, après une bataille juridique de trois ans menée par Gisha, un groupe israélien de défense des droits de l’homme, Israël a été contraint de rendre public un document intitulé «Lignes rouges» qui avait été rédigé au début de l’année 2008. A cette époque, alors que le blocus se resserrait encore, le ministère israélien de la Défense a demandé aux responsables de la santé de calculer le nombre minimal de calories nécessaires aux habitants de Gaza pour éviter la malnutrition. Ces chiffres ont ensuite été traduits en camions de denrées alimentaires qu’Israël était censé laisser entrer chaque jour par les points de passage.
Mais dans la pratique, les autorités militaires ont ignoré les conseils des compteurs de calories du gouvernement. Bien que le ministère de la Santé ait déterminé que les habitants de Gaza avaient besoin de 2279 calories en moyenne par jour pour éviter la malnutrition (170 camions par jour), les autorités militaires ont trouvé une foule de prétextes pour réduire les camions à une fraction du chiffre initial. Une moyenne de seulement 67 camions – beaucoup moins que la moitié de l’exigence minimale – entrait quotidiennement à Gaza. Cela à comparer à plus de 400 camions qui y entraient avant le début du blocus.
Les responsables israéliens ont réduit le nombre de camions en se basant à la fois sur une évaluation sur-estimée de la quantité de nourriture pouvant être cultivée localement et sur des différences dans ce qu’ils ont appelé la «culture et l’expérience» de la consommation alimentaire à Gaza, un raisonnement qui n’a jamais été expliqué. Gisha, qui s’est battue pour la publication du document, a observé que les responsables israéliens avaient ignoré le fait que, comme nous le verrons, le blocus avait gravement endommagé le secteur agricole de Gaza, la pénurie de semences et de poulets ayant entraîné une chute spectaculaire de la production alimentaire.
En outre, les Nations-Unies ont noté qu’Israël n’avait pas tenu compte de la grande quantité de nourriture fournie chaque jour par 67 camions qui n’atteignaient jamais la bande de Gaza. En effet, les restrictions imposées par Israël aux points de passage ont entraîné de longs retards, car les denrées alimentaires étaient déchargées, vérifiées puis transférées dans de nouveaux camions. De nombreux produits se gâtaient alors au soleil.
Et en plus de cela, Israël a ajusté la formule de sorte que le nombre de camions transportant des aliments pauvres en nutriments comme le sucre soit doublé, tandis que les camions transportant des aliments riches en nutriments comme le lait, les fruits et les légumes étaient considérablement réduits, parfois de moitié. Robert Turner, directeur des opérations de l’agence des Nations-Unies pour les réfugiés dans la bande de Gaza, a déclaré à l’époque: «Les faits sur le terrain à Gaza démontrent que les importations de denrées alimentaires sont systématiquement tombées en dessous des lignes rouges».
La question qui se posait était de savoir pourquoi – alors que les experts en matière de santé informaient les politiciens et les généraux que Gaza avait besoin d’au moins 170 camions par jour – a été imposée une politique n’autorisant que 67 camions?
Comment une telle politique pourrait-elle être décrite?
Un autre indice de la pensée d’Israël a été fourni au début de 2008, à peu près au moment où les responsables de la défense mettaient Gaza «au régime». Matan Vilnai, ancien général de l’armée et alors vice-ministre de la Défense israélienne, a évoqué à la radio israélienne un terrible assaut sanglant qui avait tué plus de 100 Palestiniens, d’un côté, et un étudiant israélien, de l’autre. Pour la première fois, des roquettes Qassam tirées de Gaza avaient touché le centre de la ville d’Ashkelon, dans le sud d’Israël.
Vilnai a déclaré à l’intervieweur: «Plus les tirs de Qassam s’intensifieront et plus les roquettes atteindront un rayon d’action plus long, plus les Palestiniens de Gaza se soumettront à une plus grande shoah car nous utiliserons toute notre puissance pour nous défendre». Le commentaire a été repris par l’agence de presse Reuters car le mot hébreu «shoah» – littéralement «catastrophe» – était depuis longtemps réservé à l’holocauste, dans lequel des millions de juifs européens ont été assassinés par les nazis.
Son utilisation dans tout autre contexte était devenue pratiquement taboue. Conscient des dommages potentiels que cette remarque pourrait causer, le ministère des Affaires étrangères israélien a immédiatement lancé une offensive de propagande pour persuader les médias du monde que Vilnai ne faisait que parler d’un «désastre» général, et non d’un holocauste.
Peu d’Israéliens ont été trompés. Le commentateur culturel de Haaretz, Michael Handelzalts, a noté que «quelle que soit la connotation que le mot [shoah] avait avant que les nazis ne se lancent dans leur extermination systématique des juifs, cela signifie aujourd’hui – avec des guillemets ou non – juste cela». Pourquoi Vilnai aurait-il choisi ce mot extrêmement provocant et troublant pour appuyer sa menace envers les Palestiniens?
Sur le momemnt, peu de gens auraient pu imaginer que le commentaire de Vilnai sur la 'shoah' deviendrait réalité quelques mois plus tard, lors du premier d’une série de terribles déchaînements militaires israéliens à Gaza. À la fin de 2008-2009, puis de nouveau en 2012 et 2014. Israël a détruit Gaza, rasé plusieurs milliers de maisons et ses infrastructures essentielles, y compris sa centrale électrique, et laissé des milliers de morts et plusieurs dizaines de milliers de blessés et d’invalides. Des dizaines de milliers d’autres habitants se sont retrouvés sans abri.
La première de ces attaques, à l’hiver 2008, a été examinée de près par l’ONU dans le cadre d’une mission d’enquête dirigée par un juriste sud-africain, Richard Goldstone. Le rapport du panel en question suggère que l’armée israélienne – ainsi que le Hamas – a commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au cours de l’opération menée trois semaines plus tôt. Il notait qu’Israël utilisait des armes non conventionnelles telles que le phosphore blanc, des destructions massives de propriétés et l’enlèvement de civils, y compris de jeunes enfants, pour s’en servir comme boucliers humains. Et de manière significative, il a conclu qu’Israël avait ciblé les civils «en fonction d’une politique».
Après la publication du rapport, Goldstone – qui est juif – a été confronté à une immense réaction des communautés juives des États-Unis et d’Afrique du Sud qui l’ont qualifié de traître. Les dirigeants juifs d’Afrique du Sud l’ont même empêché d’assister à la bar-mitsva de son petit-fils. Bien que ses collègues juristes ne l’aient pas fait, Goldstone a finalement retiré son soutien à certaines parties du rapport, et plus particulièrement à la référence à la politique israélienne.
Cependant, il y avait beaucoup de raisons de conclure que c’était exactement ce qu’Israël avait fait – comme le confirmeraient les attaques ultérieures d’Israël, y compris l’attaque encore plus sauvage Protective Edge de 2014. Breaking the Silence – une organisation de soldats réfractaires israéliens – a recueilli de nombreux témoignages de soldats indiquant qu’ils avaient reçu l’ordre de mener des opérations sans préoccupation de la sécurité des civils. Certains ont décrit l’armée comme une politique de «risque zéro» envers les soldats, même si cela impliquait de mettre les civils palestiniens en danger.
De même, des tracts produits par le rabbinat militaire – apparemment au su des officiers supérieurs – ont exhorté les troupes terrestres israéliennes, dont un nombre croissant sont reigieux et originaires des colonies, à ne montrer aucune pitié à l’égard des Palestiniens. Le rabbinat décrivait les Palestiniens comme les Philistins, l’ennemi biblique des juifs, et disait aux soldats qu’Israël menait «une guerre contre des meurtriers». Preuve s’il en est de la prise en main de l’armée par de tels extrémistes religieux, Ofer Winter, qui a incité les troupes en 2014 à attaquer les Palestiniens à Gaza en les qualifiant de «blasphémateurs», a été nommé commandant de la 98è division – la plus élitiste des troupes israéliennes – en juillet 2019.
Plus important encore… en octobre 2008, quelques mois après les propos sur la «shoah» de Vilnai et deux mois avant le lancement de l’opération Cast Lead, l’armée israélienne a officiellement divulgué une nouvelle politique militaire connue sous le nom de Doctrine Dahiya. En fait, celle-ci avait d’abord été testée sur le terrain lors de l’offensive d’été de 2006 sur le Liban, qui avait laissé une grande partie de ce pays en ruine après des vagues de tirs de missiles. Gadi Eisenkot, le général largement crédité pour avoir développé la doctrine, clarifia son objectif:
«Nous appliquerons une force disproportionnée sur toute zone résistant à Israël et y causerons de gros dégâts et des destructions. De notre point de vue, ce ne sont pas des villages civils, ce sont des bases militaires. Ceci n’est pas une recommandation. Ceci est un plan».
Peu de temps après, le commandant israélien chargé de superviser l’attaque Cast Lead contre Gaza, Yoav Galant, a fait écho à Eisenkot, affirmant que l’objectif de l’opération militaire était de «renvoyer Gaza à des décennies dans le passé». L’intention d’Israël était de détruire les infrastructures de Gaza, de forcer les survivants à mener une existence dépourvue de tout, plutôt que de résister à Israël.
Au début de 2019, Benny Gantz, qui avait supervisé l’opération encore plus brutale Protective Edge de 2014, a participé aux élections législatives à la tête du nouveau parti nommé Blue and White. Lui et les autres généraux qui ont dirigé cette faction ont mis en valeur leurs références militaires avec une série de vidéos de campagne. L’une d’elles montrait les terres incultes de Gaza après l’attaque de 2014, une caméra planant au-dessus d’une mer de gravats à perte de vue. Outre ces images, la vidéo se vantait de 6231 cibles détruites et de 1364 «terroristes» tués, et concluait: «Des parties de Gaza ont été renvoyées à l’âge de pierre».
Depuis plus d’une décennie, Israël applique une double politique très cohérente et à peine voilée: détruire l’infrastructure de Gaza par des attaques militaires violentes – détruire des dizaines de milliers de maisons, la seule centrale électrique de l’enclave, des exploitations agricoles, des écoles, des universités, des hôpitaux, des usines – tout en soumettant la population à un régime alimentaire proche de la famine au moyen d’un blocus punitif à durée indéfinie. Cela a été rationalisé à la fois par les rabbins et les commandants de l’armée, utilisant un langage conçu pour dévaloriser l’humanité des Palestiniens, les qualifiant de «meurtriers» et leurs communautés de «bases militaires».
Et dans les coulisses, Israël a également contribué à une troisième approche stratégique plus large à l’égard des Palestiniens sous sa domination, dont l’incidence sur Gaza est d’intensifier les effets des deux autres politiques.
En 2005, Ariel Sharon a retiré les colons de Gaza sans tenir compte en rien de l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, le prétendu gouvernement des Palestiniens. Dans l’incapacité de gagner le moindre crédit du désengagement d’Israël, l’AP a été forcée de rester en arrière. Ses rivaux du Hamas ont présenté le retrait d’Israël comme une victoire pour sa stratégie de résistance violente, contrastant avec l’inefficacité de l’approche diplomatique et de la coordination de répressive de l’AP avec Israël. Les dirigeants du Hamas ont fait valoir que c’était eux qui avaient chassé Israël de Gaza, parti la queue entre les jambes.
Cela explique en partie la victoire du Hamas aux élections législatives palestiniennes, ainsi que pour son affrontement violent avec la faction du Fatah à Gaza et finalement sa prise de contrôle de l’enclave en 2007. Au cours des 12 années qui ont suivi la scission entre la Cisjordanie – contrôlée par le Fatah – et Gaza n’a fait que s’approfondir. La division a transformé l’Autorité palestinienne en alliée d’Israël, voulant à tout prix isoler et punir le Hamas – et par extension Gaza. L’Autorité palestinienne a imposé sa propre forme de blocus à Gaza, en retenant surtout les transferts de revenus vers l’enclave assiégée, laissant les travailleurs du secteur public, le plus grand groupe de travailleurs dans les territoires occupés, avec des salaires fortement réduits. Les effets néfastes de cette politique ont été ressentis dans tout le territoire, car généralement, le salaire de chaque Palestinien soutient une très large famille.
Ensemble, ces trois facteurs ont contribué au quasi-effondrement de l’économie de Gaza.
En 1999, même après qu’Israël avait isolé Gaza d’Israël avec une barrière électronique, environ 40000 travailleurs – environ 15% de la main-d’œuvre – étaient toujours employés en Israël, dont beaucoup sur des chantiers de construction à Tel-Aviv et dans les environs, ou dans la zone industrielle d’Erez. Aujourd’hui, ces emplois ne sont plus disponibles pour les habitants assiégés de Gaza.
Un peu plus de la moitié de la population vit maintenant sous le seuil de pauvreté, avec moins de 4,60 dollars par jour, et un nombre similaire sont au chômage. Un tiers d’entre eux vivent dans l’extrême pauvreté. Le groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem a conclu en juin que l’isolement et la misère dans Gaza étaient une politique délibérée du gouvernement israélien. Le groupe a déclaré qu’Israël a provoqué «l’effondrement économique de l’enclave et piégé ses habitants dans un marché de l’emploi restreint et fermé, sans perspectives de développement ni d’avenir. Israël pourrait changer cette réalité étouffante immédiatement, mais au lieu de cela, il choisit de forcer les résidents de Gaza à vivre dans un état de pauvreté, de stagnation et de désespoir».
Dans le même temps, le secteur des entreprises privées à Gaza est sous le choc des effets conjugués du blocus et des attaques militaires répétées. Bien qu’il y ait eu huit points de passage entre Gaza et Israël, les exportations ne sont aujourd’hui possibles que par un seul, le terminal de fret de Kerem Shalom. Avant le blocus, environ 120 camions quittaient Gaza quotidiennement pour se rendre en Israël, dans le monde arabe et en Europe, transportant des vêtements, de la nourriture, des boissons et du mobilier. Aujourd’hui, ce nombre ne dépasse jamais neuf camions et, à de nombreuses reprises, aucun n’a été autorisé à passer. Israël resserre les restrictions imposées à Kerem Shalom afin de punir collectivement la population de Gaza pour avoir tiré des roquettes sur Israël ou pour avoir protesté contre la barrière de séparation.
Considérez les industries suivantes qui étaient essentielles à l’économie de Gaza:
Usines textiles: Pendant de nombreuses années, les bas salaires à Gaza ont incité les entreprises israéliennes de confection à commander des vêtements aux usines de l’enclave. Mais après le resserrement du blocus par Israël en 2007, il était devenu presque impossible pour ces usines de faire sortir leurs produits. Selon l’Union des industries textiles palestiniennes, 90% des 930 usines de couture de Gaza ont été fermées, laissant 35000 travailleurs sans emploi. Un léger assouplissement des restrictions en 2015, qui a permis un minimum d’exportation vers la Cisjordanie et Israël, a entraîné la réouverture partielle d’une quarantaine d’usines.
Cependant, celles qui ont repris leurs activités se trouvent dans une situation précaire. L’interruption régulière de l’approvisionnement en électricité et le prix élevé de la production d’énergie privée ont considérablement accru les coûts de production. Israël refuse toujours les autorisations de sortie à la plupart des commerçants et des responsables d’associations commerciales, ce qui rend difficile le développement et l’expansion de leurs activités. Le refus d’Israël d’autoriser l’installation d’équipements, tels que des machines à coudre, et la livraison de fournitures telles que le lin, continue de nuire à l’industrie. Et sur toutes les usines est suspendue la menace permanente d’un nouvel assaut israélien contre Gaza, qui non seulement perturberait les exportations, mais pourrait également conduire à la destruction des bâtiments.
Industrie de la construction: La construction devrait être l’industrie à croissance garantie de Gaza, étant donné les terribles niveaux de destruction infligés à maintes reprises par Israël. Mais dans la pratique, le secteur est en grande difficulté. Alors que la construction représentait un tiers de la production intérieure brute de la bande de Gaza, elle fournit aujourd’hui moins d’un cinquième de son PIB, qui est maintenant très réduit. Les opérations militaires israéliennes ont infligé des dégâts considérables à l’industrie. En 2014, l’opération Protective Edge a détruit une centaine d’usines produisant des métaux, du ciment et des briques. Et le secteur sait que ses usines sont en tête de liste des futures attaques.
En outre, le soi-disant mécanisme de reconstruction de Gaza, convenu entre Israël et l’ONU après l’assaut de 2014 – comme moyen de reconstruire Gaza dévastée – a imposé une réglementation stricte sur les matériaux pouvant être introduits dans l’enclave, et nécessite l’approbation israélienne avant tout projet d’infrastructure. Compte tenu des difficultés supplémentaires rencontrées par la plupart des familles palestiniennes pour obtenir un prêt bancaire alors qu’ils sont sans emploi, les entreprises de construction ont des possibilités de travail très limitées.
Une étude publiée en mai par la Fédération palestinienne des industries a révélé que la construction ne fonctionne qu’à environ 15% de sa capacité, et cela continue à se réduire. Cette année, la construction ne faisait travailler que 1840 personnes, contre 3170 l’année dernière – soit une baisse de 42%. De nombreux entrepreneurs délocalisent rapidement leurs opérations de Gaza vers l’étranger, dans des pays arabes tels que la Jordanie, la Syrie et l’Irak.
Agriculture: Depuis qu’Israël a érigé une clôture autour de Gaza, il a utilisé des engins de chantier pour déraciner les arbres et les plantations, aplanir et raser une vaste zone de terres située du côté de la bande de Gaza, la laissant dans un état de désolation. Un tiers des terres arables de l’enclave se trouve dans ce no-man-land fixé par Israël, qui peut s’étendre sur un demi-mile (près de 800m) à l’intérieur de Gaza. En 2012, la Croix-Rouge internationale a négocié un accord autorisant les agriculteurs de Gaza à faire pousser des cultures de taille réduite à une distance d’un kilomètre et demi de la clôture et des cultures plus hautes jusqu’à un demi-mile. Mais les agriculteurs hésitent encore à pénétrer dans ces zones normalement convenues: l’expérience montre qu’ils risquent d’être abattus. Les systèmes d’irrigation et les pompes à eau installés dans les champs de vision des tours de tir automatisées d’Israël sont également régulièrement visés.
Depuis 2007, le blocus empêche les agriculteurs d’exporter vers la Cisjordanie et Israël, leurs principaux marchés. Et les restrictions sur les importations de vaccins pour animaux ont conduit à l’apparition de maladies parmi les animaux d’élevage. Les sources d’eau polluées signifient que les aliments risquent d’être contaminés par des bactéries, des parasites et des eaux de ruissellement industrielles. Et pendant les opérations militaires israéliennes, les fermes périphériques ont été ciblées à plusieurs reprises. En 2014, Protective Edge a causé des dommages directs et indirects de 500 millions de dollars au secteur agricole, détruisant des puits d’irrigation et des serres, et tuant des troupeaux.
En outre, Israël a régulièrement fumigé les terres des agriculteurs avec des herbicides destinés à endommager les cultures, sous prétexte d’augmenter le champ de vision le long de la clôture. Les produits chimiques utilisés par Israël incluent le Roundup, suspecté d’être cancérigène et interdit dans certains pays. Selon le ministère de l’Agriculture de Gaza, une trentaine d’opérations d’épandage ont eu lieu entre 2014 et 2018, endommageant un total de 3500 hectares de terres agricoles et de pâturages.
Forensic Architecture, un groupe de recherche qui a modélisé l’étendue des opérations de pulvérisation, accuse Israël de créer «une zone morte sur des pans entiers de terres autrefois arables». Selon la Croix-Rouge, des bassins de rétention pour l’irrigation distants d’un kilomètre et demi de la clôture du périmètre ont été pollués et les résidus d’herbicides dans le sol constituent une menace pour ceux qui consomment des produits cultivés sur des terres ainsi maltraitées. Des centaines d’agriculteurs auraient subi des pertes d’une valeur de plusieurs milliers de dollars, mais les demandes d’indemnisation ont été rejetées par les tribunaux israéliens.
L’industrie de la pêche: La pêche est traditionnellement l’une des activités commerciales les plus importantes de Gaza, en même temps qu’elle fournit une nourriture d’origine locale. En reconnaissance de ce fait, les accords d’Oslo, signés il y a un quart de siècle, ont fixé la limite de pêche au large de la côte de Gaza à 20 milles marins. Israël, cependant, n’a pas respecté l’accord: non seulement la marine de guerre israélienne n’a jamais permis aux bateaux de Gaza de pêcher à plus de 15 miles de la côte, mais le plus souvent, Israël a limité la pêche à 3 ou 6 milles marins. Il est donc pratiquement impossible de pêcher assez de poissons pour en faire le commerce.
En outre, Israël a régulièrement interdit l’accès des pêcheurs aux eaux côtières de Gaza à titre de mesure punitive, et tout récemment encore quand des ballons incendiaires ont été lancés, pendant les manifestations, le long de la clôture israélienne qui encercle Gaza. Ismail Haniyeh, le chef politique du Hamas, a qualifié ces méthodes de «politique d’extorsion». Les groupes israéliens de défense des droits de l’homme, quant à eux, parlent de «châtiment collectif» – un crime de guerre.
Selon B’Tselem, en 2000, il y avait 10000 pêcheurs enregistrés, alors qu’aujourd’hui ils ne sont plus que 3500. Dans la pratique, cependant, pas plus de la moitié d’entre eux sortent vraiment en mer. A cause du blocus, la plupart d’entre eux ne peuvent pas se procurer les matériaux, comme la fibre de verre, dont ils ont besoin pour réparer leurs bateaux, ni les pièces de moteurs. Presque tous les pêcheurs de Gaza vivent sous le seuil de pauvreté de 4,60 dollars par jour. En même temps, le prix du poisson a grimpé en flèche, à cause de la pénurie, et peu de gens à Gaza peuvent se le permettre.
La marine israélienne confisque aussi régulièrement des bateaux, sous prétexte qu’ils sont sortis de la zone de pêche imposée, et met des mois, voire des années à les rendre. De nombreux pêcheurs n’ont pas les moyens de se payer un équipement GPS coûteux, et ils ne sont jamais sûrs d’être à l’intérieur de la zone prescrite. La marine, quant à elle, semble appliquer une «zone tampon» qui rend les «violations» involontaires encore plus fréquentes.
Les pêcheurs risquent également d’être arrêtés ou abattus lorsqu’ils naviguent dans les eaux de Gaza. Au cours des sept mois qui se sont écoulés jusqu’en juillet de cette année, Israël a tiré plus de 200 fois sur des bateaux de pêche, blessant 15 membres d’équipage, selon Al Mezan, un groupe palestinien de défense des droits humains. Trente pêcheurs ont été appréhendés et sont détenus en Israël.
L’histoire d’un pécheur attaqué par la marine de guerre israélienne a récemment retenu l’attention. Khader Al-Saaidy, 31 ans, père de trois enfants a eu, comme la plupart des pêcheurs, des démêlés réguliers avec la marine israélienne au fil des ans. Ses petits bateaux ont été saisis à deux reprises et ne lui ont pas été rendus, ce qui lui a coûté quelque 16000 dollars pour les remplacer. Puis, il y a deux ans, il a reçu une balle dans la jambe alors qu’il pêchait, et un ami qui était avec lui a reçu une balle dans un œil. Cette fois-là, Al-Saaidy a été emprisonné pendant 14 mois.
En février dernier, son bateau a de nouveau été attaqué. Cette fois, les commandos navals ont tiré une rafale de balles d’acier recouvertes de caoutchouc à bout portant et il a reçu 15 balles dans le haut du corps et le visage. Le bateau a été saisi par la marine et remorqué à Ashdod. Khader Al-Saaidy a ensuite été transporté dans un hôpital israélien à Ashkelon, où un œil lui a été enlevé. Le personnel de l’hôpital lui a dit que le deuxième œil pouvait être sauvé par une opération délicate. Mais il a été largué par l’armée au check-point de Gaza quatre jours plus tard et il s’est vu refuser un permis pour se rendre à l’hôpital en Israël depuis lors. Interrogées par le journal israélien Haaretz, les autorités militaires ont déclaré qu’il n’était pas autorisé à entrer en Israël parce que ses blessures «ne présentaient pas un danger mortel».
La nécessité pour d’Al-Saaidy d’aller se faire soigner en Israël – et le refus de l’armée de lui permettre de le faire – sont des difficultés courantes depuis que le secteur de la santé de Gaza s’est effondré sous la pression combinée de plus de dix ans de blocus et d’une série de frappes militaires.
Le blocus a empêché les médicaments et le matériel de base d’atteindre Gaza, ce qui a entraîné de graves pénuries de nourriture pour les nourrissons, ainsi que de médicaments contre le cancer, l’insuffisance rénale, le diabète et l’hypertension. Le personnel n’a pas pu se tenir au courant des dernières procédures et connaissances médicales, et le personnel médical qualifié est en nombre insuffisant. Les bombardements intermittents d’Israël ont gravement endommagé les hôpitaux, les centres médicaux, les ambulances et ont tué ou blessé beaucoup de personnel médical. En 2014, Israël a bombardé cinq hôpitaux. Les pénuries d’électricité ont rendu difficiles et peu fiables le fonctionnement des centres médicaux et en particulier les traitements comme la dialyse.
Tout cela, alors que les attaques israéliennes ont augmenté les besoins en soins médicaux d’urgence et en services de réhabilitation, a amené le secteur de la santé de Gaza, ravagé par la guerre, au point de rupture. Rien qu’en 2014, pendant l’Opération Barrières protectrices, plus de 2200 personnes ont perdu la vie et 11000 autres ont été grièvement blessées, et bon nombre d’entre elles sont restées handicapées et nécessitent un traitement de long terme. Et depuis mars 2018, quelque 500 manifestants palestiniens par semaine en moyenne – dont 60 enfants – ont eu besoin de soins d’urgence pour les blessures infligées par des tireurs d’élite, le long de la clôture de séparation. A ce jour, quelque 140 de ces victimes ont dû être amputées, dont 30 enfants. On s’attend à ce que 1700 autres blessés perdent une jambe au cours des deux prochaines années en raison de complications auxquelles les centres médicaux de Gaza ne peuvent faire face, selon l’ONU.
Les services de santé locaux doivent également faire face aux effets durables d’une hausse de la toxicité de l’environnement. Les armes non conventionnelles utilisées par Israël lors de ses attaques ont considérablement augmenté le nombre de bébés de faible poids et les malformations congénitales au cours de la dernière décennie. Et une plus grande partie de la population urbaine a été exposée aux métaux lourds car les entrepreneurs palestiniens ont improvisé des solutions pour faire face, à la fois aux pénuries d’électricité en fabriquant des batteries artisanales, et au blocus en cannibalisant des pièces électriques. Une étude publiée en juin a montré que la plupart des enfants qui se trouvaient à proximité de ces ateliers présentaient des niveaux dangereusement élevés de plomb dans le sang.
L’eau est intimement liée à l’assainissement et à la santé publique. La pollution de l’eau et l’absence de traitement des eaux usées menacent de causer de graves épidémies, comme le choléra et la diphtérie, en particulier chez les enfants. Jusqu’à présent, le programme de vaccination de l’UNRWA a largement endigué ces épidémies. Mais comme les Etats-Unis ont supprimé le financement de l’agence pour les réfugiés depuis 2018, et qu’il y a une pénurie d’antibiotiques, le risque de contagion s’est accru.
Selon une étude réalisée par la société RAND il y a quatre ans, les infections gastro-intestinales dues à la pollution de l’eau représentaient un quart des maladies à Gaza, et 12% des décès d’enfants. On pense que les taux ont augmenté depuis lors, avec la propagation des rotavirus, des salmonelles et du choléra. Selon un récent rapport palestinien, jusqu’à 60% de toutes les maladies à Gaza pourraient être dues à la pollution de l’eau. Une autre étude a montré que les écoles de Gaza n’ont qu’une toilette pour 75 élèves et un lavabo pour 80 enfants. On ne peut presque pas se laver les mains ni tirer la chasse d’eau, ce qui accroît le risque de propagation des maladies.
Pour boire, la plupart des familles de Gaza doivent acheter de l’eau, ce qui leur coûte parfois un tiers de leur revenu. Avec un taux de chômage estimé à 57% de la population, de plus en plus de familles n’ont pas les moyens de se procurer de l’eau traitée et doivent attendre les courtes périodes où les autorités ouvrent le robinet dans leur secteur.A cause sans doute des craintes exprimées par des chercheurs israéliens sur le risque d’épidémies à Gaza, Israël a fini par accepter de laisser Gaza avoir un peu plus d’eau. Après une décennie d’objections, Israël a autorisé l’ouverture d’une usine de dessalement à Gaza en 2017. Cependant, comme elle ne peut produire qu’un tiers du déficit d’approvisionnement de Gaza, l’eau traitée est actuellement mélangée à de l’eau polluée pour augmenter le volume d’eau qui sort des robinets.
Bien qu’Israël soit entièrement coupable et responsable de la crise sanitaire à Gaza au regard du droit international, il refuse de prendre en charge ceux qui ont désespérément besoin de soins. Ainsi lorsqu’Israël fournit des soins médicaux aux Palestiniens malades de Gaza dans ses propres hôpitaux, c’est l’Autorité palestinienne qui doit payer la facture.
Cependant, comme l’a constaté le pêcheur Khader Al-Saaidy, désormais aveugle, il est extrêmement difficile d’obtenir d’Israël l’autorisation de quitter Gaza pour se faire soigner – que ce soit dans les hôpitaux israéliens ou dans ceux de Jérusalem-Est, gérés par les Palestiniens. Israël exige généralement la preuve que sans une intervention dans un hôpital en dehors de Gaza, le patient mourrait. Et même alors, l’armée menace les patients ou les accompagnateurs d’enfants, dont la demande de permis a été approuvée, de ne pas les laisser passer s’ils ne deviennent pas des informateurs.
On ne compte pas les situations déchirantes pour les familles de jeunes enfants que ces procédés engendrent. Selon Médecins pour les droits de l’homme, Israël a délivré l’année dernière 7000 permis pour que des enfants puissent quitter Gaza pour se faire soigner, mais n’a autorisé un parent à les accompagner que dans 2000 cas. La majorité des enfants ont dû être escortés par un parent âgé comme un de ses grands-parents ou une tante. Ces enfants atteints d’une maladie potentiellement mortelle ont donc été contraints de voyager et de subir un traitement compliqué et effrayant sans la présence de leur mère ou de leur père.
La politique d’Israël s’applique également aux bébés. Au cours des six premiers mois de cette année, 56 nourrissons de Gaza ont été séparés de leurs parents pendant leur séjour à l’hôpital, et 6 sont morts seuls. Hiba Swailam, 24 ans, s’est retrouvée précisément dans cette situation après de graves complications pendant sa grossesse. Elle a été autorisée à quitter Gaza pour accoucher de ses triplés prématurés de deux mois à l’hôpital Al-Makassed à Jérusalem-Est. Cependant, son permis a expiré avant que les triplés ne soient en mesure de revenir avec elle à Gaza. Elle a donc été contrainte de les abandonner. L’un est mort au bout de neuf jours et l’autre au bout de deux semaines. Selon les médecins d’Al-Makassed, l’un des bébés aurait pu survivre s’il avait été allaité. Le bébé survivant a passé des mois seul à l’hôpital, soigné par des infirmières, et Swailam ne pouvait voir son bébé que par vidéo. Ce n’est que lorsque le journal britannique Guardian en a finalement parlé que les autorités israéliennes ont cédé et délivré à Swailam un permis pour récupérer sa petite fille.
L’une des infirmières d’Al-Makassed, Ibtisam Risiq, a noté les effets psychologiques sur ces bébés: «Ils ont besoin d’amour. Leur rythme cardiaque augmente. Ils sont déprimés». Mais il se pourrait que bientôt, les patients de Gaza ne puissent même plus bénéficier des services d’Al-Makassed. Les coupes opérées par Trump l’année dernière dans le financement étasunien de Jérusalem-Est ont également affecté l’hôpital.
Les centres médicaux de Gaza ne doivent pas seulement s’occuper de la santé physique de la population. L’isolement brutal de l’enclave et une décennie de bombardements et de dévastations incessants ont eu de lourdes conséquences psychologiques, en particulier pour les enfants. Un psychologue a récemment déclaré au documentariste Harry Fear que toute la population de Gaza avait été traumatisée à un degré ou un autre. Les services de santé mentale limités de l’enclave, cependant, n’ont aucun espoir de faire face à une telle épidémie de traumatismes émotionnels et mentaux. La tâche est d’autant plus ardue que les patients souffrant de troubles comme la dépression, l’anxiété, les crises de panique et le SSPT, ne peuvent pas se dire que la source de leur traumatisme est derrière eux. La menace d’une nouvelle série de destructions, d’une nouvelle vague d’effusions de sang, plane constamment sur Gaza.
En mars, une étude du Conseil norvégien pour les réfugiés a révélé que plus des deux tiers des enfants qui vivent à proximité de la clôture de séparation souffraient de ce qu’il a qualifié de «détresse psychosociale». Environ 42% d’entre eux avaient vu une bombe exploser, tandis qu’un tiers connaissait quelqu’un qui avait été tué dans une attaque. Un sur 14 avait perdu sa propre maison à cause d’une bombe ou d’un missile. Plus de la moitié d’entre eux n’avaient aucun espoir dans l’avenir, et 81% avaient des problèmes scolaires à cause du conflit. «La crise humanitaire à Gaza a causé des dommages émotionnels à toute une génération», a déclaré la directrice locale du conseil, Kate O’Rourke. «Il faut des années de travail avec ces enfants pour réparer l’impact du traumatisme et leur redonner espoir en l’avenir».
La situation ne devrait pas s’améliorer de sitôt. L’UNRWA a réduit de moitié son budget de santé mentale à la fin de l’année dernière lorsque la perte du financement étasunien a commencé à se faire sentir. Le suivi psychologique des enfants fait partie des services qui seront supprimés.
D’après la plupart des études, Gaza est déjà inhabitable pour la grande majorité de sa population. Mais alors que la date limite, fixée par l’ONU à l’année prochaine, approche, Israël est confronté à un choix difficile. Compte tenu de la «logique d’élimination» au cœur des idéologies coloniales comme le sionisme, Israël, comme indiqué précédemment, doit choisir l’une des trois voies suivantes à l’égard des habitants de Gaza: génocide, nettoyage ethnique ou apartheid. Mais si, comme le dit l’ONU et comme le souligne cet article, Gaza est sur le point de devenir inhabitable, alors l’apartheid ne sera bientôt plus une option. Enfermer 2 millions de gens dans une prison inhabitable n’est plus de l’apartheid mais un lent génocide.
L’opinion publique israélienne et le monde qui jusqu’ici se contente de regarder arrivent donc rapidement à un moment de vérité. Israël va-t-il laisser Gaza s’enfoncer dans la mortelle catastrophe humanitaire que ses politiques ont créée, sans bouger le petit doigt? Peut-il éviter la propagation de maladies et les hordes de Palestiniens fuyant Gaza pour échapper à ces épidémies, comme l’ont prévu ses propres experts? Et la complicité des États occidentaux, à travers leur silence et leur soutien financier, diplomatique et militaire à Israël, va-t-elle continuer? À une époque où les chaînes d’information et les médias sociaux diffusent 24 heures sur 24, la mort à une si grande échelle peut s’avérer intenable.
Mais si tel est le cas – si le génocide n’est pas possible et si l’apartheid n’est plus viable – cela ne laisse qu’une seule alternative à Israël et aux États-Unis: un autre épisode de nettoyage ethnique à grande échelle.
J’ai documenté ailleurs les efforts acharnés déployés au cours de la dernière décennie par Israël et les États-Unis pour forcer l’Égypte à accepter de transformer le nord du Sinaï, la péninsule voisine de Gaza, en un nouvel État palestinien, qui abriterait la plupart des habitants de Gaza.
Dans cette idée, rendre Gaza inhabitable n’est pas, comme on pourrait le penser, une stratégie sans issue menant au génocide. Il s’agit plutôt d’une intensification de la pression sur la population de Gaza et les observateurs internationaux pour que les dirigeants égyptiens cessent de refuser l’accès du Sinaï aux habitants de l’enclave. Comme un tube de dentifrice, Gaza est de plus en plus pressé dans l’hypothèse que, lorsque le capuchon sautera – la frontière égyptienne vers le Sinaï étant enfin ouverte – les Gazaouis, quitteront l’enclave en masse, dans l’espoir de respirer à nouveau.
En 2014, les médias israéliens ont parlé de ce plan, nommé «Le grand Gaza». A l’époque, un journal arabe avait interviewé un ancien fonctionnaire anonyme proche d’Hosni Moubarak, le président égyptien évincé en 2011. Il avait déclaré que l’Égypte subissait des pressions depuis 2007 – l’année où le Hamas a pris le contrôle de l’enclave – pour annexer Gaza au nord du Sinaï. Cinq ans plus tard, selon la même source, Mohamed Morsi, qui dirigeait un gouvernement éphémère des Frères musulmans, a envoyé une délégation à Washington où les Américains ont proposé que «l’Égypte cède un tiers du Sinaï à Gaza dans un processus en deux étapes s’étendant sur quatre ou cinq ans».
Depuis 2014, il semble que le successeur de Morsi, le général Abdel-Fattah al-Sisi, ait fait l’objet de pressions similaires. Le soupçon que le dictateur égyptien pourrait être sur le point de capituler ont été alimentés à l’époque par Abbas lui-même. Dans une interview à la télévision égyptienne, il a déclaré que le plan israélien pour le Sinaï avait été «malheureusement accepté par certains ici [en Égypte]. Ne m’en demandez pas plus à ce sujet. Nous l’avons rayé de la carte».
Mais Sisi s’est affaibli depuis. Abbas et le Hamas sont plus isolés que jamais et la situation à Gaza est plus désespérée. Israël a cultivé des liens beaucoup plus étroits avec les États du Golfe du fait de leur opposition conjointe à l’Iran. Il semble que l’Égypte ait subi de nouvelles pressions de la part des Etats du Golfe pour céder une partie du Sinaï pour que Trump puisse enfin mettre en place son «Accord du siècle».
Depuis l’année dernière, tout indique que l’administration Trump poursuit un plan israélien visant à transférer progressivement le centre de la vie économique de Gaza dans le Sinaï en y construisant une zone industrielle de libre-échange ainsi que de grands projets d’infrastructure, comme une nouvelle centrale électrique. C’est l’idée maîtresse d’un document qui a fuité au début de l’année dans le quotidien gratuit Israel Hayom, financé par Sheldon Adelson – un journal largement considéré comme le porte-parole de Netanyahu et de son gouvernement - et que le journal présentait comme une version ou une ébauche du plan de paix Trump.
L’avantage pour Israël est que cela rendrait la communauté internationale responsable du bien-être économique de Gaza et que la charge de pacifier, contrôler et punir la population de Gaza retomberait sur l’Égypte et le monde arabe si les Gazaouis protestaient contre leurs conditions de vie. Pour les États occidentaux, le plan du Sinaï mettrait officiellement fin à l’occupation de Gaza et de ses 2 millions d’habitants, et il constituerait un précédent pour la réinstallation progressive des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est au Sinaï également. Israël serait enfin libéré de la responsabilité des crimes qu’il commet depuis 1948.
Israël et les États-Unis peuvent-ils vraiment réaliser tout cela? Le temps nous le dira. Mais en attendant, il est peu probable que les 2 millions d’habitants de Gaza voient s’améliorer leurs horribles conditions de vie dans leur prison – une prison qui, dans seulement quelques mois, sera officiellement considérée comme inhabitable.
Jonathan Cook -
[a obtenu le Prix Spécial de journalisme Martha Gellhorn. Il est le seul correspondant étranger en poste permanent en Israël (Nazareth depuis 2001)]
29.10.19
Source: Chronique de Palestine