Oser dire les choses et ne pas se laisser impressionner par les menaces de l'occupant
Parler malgré nos craintes, et refuser de céder à la facilité du silence.
Il est arrivé que ma mère me réveille avec inquiétude pour m’apprendre qui était le dernier à avoir été arrêté pour une déclaration sur Facebook, et pour me prévenir des risques encourus en publiant mes opinions sur ma page.
Et quand je lui dis au revoir avant mes voyages à l’étranger, elle répond par un avertissement: « Ne t’implique pas en politique et ne dis rien à propos d’Israël ! » Je réponds toujours en tentant un peu d’humour. « Ma communication traite de la santé mentale en Palestine. Israël n’a que faire de la santé mentale… Ce qui le concerne, c’est la maladie mentale. » Mais ma mère ne se rassure pas ni ne rit de mes tentatives de la réconforter. Je pars rapidement avant d’être touchée par ses peurs contagieuses.
Ma mère n’est pas la seule à gratifier l’occupation d’une autocensure gratuite. Il existe des expressions communes encourageant le silence en Palestine : « Les murs ont des oreilles » et « Marche tranquillement le long du mur et demande à Dieu de te protéger ». Pire encore, les dignitaires religieux soutiennent que « le silence est un signe d’acceptation », lorsqu’une mariée reste silencieuse dans une cérémonie de mariage. Il n’est pas nécessaire d’être psychiatre pour savoir que le silence est le plus souvent un signe d’intimidation et de peur.
La réalité palestinienne a fait taire à jamais quelques Palestiniens, comme l’écrivain Ghassan Kanafani et le caricaturiste Naji Al-Ali qui ont été assassinés en raison de leurs opinions. Plusieurs autres ont été arrêtés pour avoir exprimé librement leurs pensées. La poétesse Dareen Tatour a été condamnée pour son poème « Résiste, mon peuple, résiste-leur », jugé par les Israéliens comme une « incitation à la violence ».
Pourtant, pendant tout ce temps, les messages du rappeur israélien « The Shadow » ne sont pas considérés comme une « incitation à la violence », alors que l’un de ses messages le montre en train d’exhiber une photo de testicules accompagnée des mots : « Vengeance, Bibi [le surnom du Premier ministre israélien] ! Je pense que tu les as oubliées ! » Dans un autre message, le rappeur appelle l’équipe médicale de l’armée israélienne à prélever les organes des Palestiniens qu’ils ont tués, afin de les donner au Centre national israélien de transplantation.
Israël est tout aussi tolérant à l’égard du « libre discours » des auteurs de The King’s Torah, qui expliquent que l’injonction « Tu ne tueras point » ne s’applique qu’à « un Juif qui tue un Juif ». « The King’s Torah » déclare alors que les non-juifs sont « dépourvus de compassion par nature » et que les attaques contre eux sont justifiées parce que celles-ci « freinent leurs mauvaises inclinations ». De même, les bébés et les enfants des ennemis d’Israël peuvent être tués sans regret ni hésitation, car « il est clair qu’ils vont grandir pour nuire aux Juifs ».
Les Israéliens ne cessent de proférer de telles choses, gagnant même en popularité et en stature grâce à ces déclarations. Nous nous rappelons dans ce contexte comment Ayelet Shaked, en tant que députée de la Knesset, a traité les femmes de Gaza de « serpents » et a incité à les tuer lors de l’attaque de 2014. Aujourd’hui, elle est ministre israélienne de la Justice !
Récemment, Lama Khater, une journaliste palestinienne critique envers Israël, a été emprisonnée, rejoignant 22 autres journalistes également emprisonnés. Et trop souvent, des gens en Palestine perdent leur emploi ou d’autres opportunités pour avoir osé exprimer des opinions politiques qui ne sont pas conformes aux opinions acceptables. En-dehors de la Palestine, les étudiants dont le militantisme se concentre sur la Palestine sont menacés dans leurs études et dans leurs possibilités d’emploi. Même des retraités venus de tous les pays et amis de la Palestine s’inquiètent du droit de voyager en Palestine, et du fait de recevoir des menaces du type de celle de la « brigade juive » de scalper les militants de l’Association France Palestine Solidarité.
Paradoxalement, alors que certains sont pénalisés pour avoir pris la parole, d’autres le sont pour avoir choisi de ne pas s’exprimer. Parmi mes patients en Palestine, j’ai vu une femme souffrir d’aphonie – la perte de sa voix – parce que les services de renseignement travaillant pour les Israéliens la faisaient chanter au sujet de ses appels téléphoniques – socialement condamnés – à son amant.
Un jeune militant palestinien vivant une relation homosexuelle tenue secrète était menacé d’être « sorti du placard » et de se voir intentionnellement infliger des hémorroïdes et des maladies sexuellement transmissibles s’il refusait de collaborer avec les Israéliens.
Il y avait ceux qui ont été blessés mais qui devaient mourir à Gaza, parce qu’ils refusaient de se transformer en informateurs en échange d’une permission d’accéder aux services médicaux en-dehors du territoire assiégé.
Travailler sur le silence est une activité quotidienne dans mon métier. Je vois beaucoup de personnes souffrant d’essoufflement et de douleurs thoraciques – des symptômes causés par le fait qu’elles ont un sentiment de noyade dans la société.
Il y a beaucoup de personnes souffrant de dysfonctionnements sexuels parce qu’elles ne peuvent pas communiquer ouvertement sur leur relation.
Il y a des victimes de la torture qui ne disent rien de leur expérience, parce qu’elles croient que la dénonciation est sans espoir ou parce qu’elles craignent des représailles.
Il y a des personnes déprimées qui restent silencieuses sur leurs pensées suicidaires parce qu’elles anticipent un rejet ou ont peur d’être enfermées dans un hôpital.
Je connais le coût du silence, identifié dans la pathologie, passant à l’acte agressivement ou devenant dysfonctionnel.
En-dehors de ma clinique, je suis toujours confrontée à des questions de sécurité concernant ma prise de parole en public: « Ne craignez-vous pas d’aller en prison ou de subir d’autres préjudices du fait que vous parliez et écriviez ? » Et ceux avec de moins bonnes intentions pourraient dire : « Mais le fait même que vous soyez ici et que vous puissiez parler, n’est-il pas la preuve qu’Israël est une vraie démocratie ? »
Je parle – pas seulement avec la volonté être une personne cohérente, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de mon rôle professionnel – mais parce que je ne peux pas faire autrement. Je ne peux pas prétendre que je ne sais pas. Je ne peux pas nier mes sentiments sur la réalité politique. Je ne peux pas tourner mon visage de l’autre côté.
Je parle pour protester contre la violence et pour tenter d’engager un véritable dialogue critique avec l’autre. C’est le mieux que je puisse faire face à une réalité oppressive. Exprimer mes pensées est le battement de cœur de mon humanité. C’est le droit le plus fondamental, sans lequel aucun autre Droit de l’homme ne peut exister.
Dans mon travail, j’ai vu des patients hypocondriaques qui agissaient comme s’ils étaient malades par crainte d’être malades. Dans ma vie quotidienne, je rencontre des gens qui vivent comme des pauvres par crainte de la pauvreté. J’ai vu des gens qui ne sont pas capables de communiquer dans leurs relations par crainte de l’abandon.
Je ne veux pas perdre mes opportunités, comme ces personnes l’ont fait, et vivre enfermée dans mon propre esprit, par peur d’être jetée derrière de vrais barreaux de prison. Je ne nie pas que j’ai cette crainte, mais je veux la transcender et m’exprimer malgré elle.
Lorsque Israël a attaqué Gaza en 2014, j’ai lancé une pétition appelant les gens de ma profession à se tenir solidaires aux côtés des Palestiniens. J’ai ensuite découvert que l’attaque sur Gaza avait causé des dommages collatéraux dans mon cœur – une fois que j’ai vu que certains parmi mes proches collègues n’étaient pas disposés à signer la pétition et exerçaient même des pressions pour que je la retire. Bien que je respecte et compatisse avec les raisons qui peuvent restreindre les choix de nombreuses personnes autour de moi…
Je ne suis pas par nature quelqu’un d’impulsif et qui prend des risques. En prenant la parole, je calcule les risques nécessaires et je maintiens un équilibre entre ces risques et ce que je gagne à imposer des marges plus larges pour la liberté d’expression. Je consulte parfois des avocats israéliens pour veiller à ce que mes actes ne contredisent pas les lois injustes régissant l’occupation.
Pendant la première Intifada, il était illégal d’avoir chez soi un drapeau palestinien. De nos jours, il est illégal de soutenir la campagne BDS. Bien que ces deux actions soient justes et morales, je n’ai jamais eu en ma possession de drapeau palestinien et je n’ai pas rejoint l’appel au BDS. Mon objectif est de créer des formes d’expression alternatives qui ne violent pas des lois injustes par nature – et en ce qui me concerne ces stratégies sont probablement plus efficaces.
J’ai toujours tenu compte, dans la portée des opinions que j’exprime, des contraintes liées à mon identité professionnelle et à mon autonomie financière. De plus, je fais attention à ne pas impliquer les autres. Je continue d’éviter de dépendre financièrement d’institutions israéliennes et je reste une employée du domaine public dans le système palestinien. De toute évidence, être une employée – en particulier une employée du secteur public – est souvent contradictoire avec la liberté d’expression, et avec le temps, cela peut interférer avec notre conscience et notre capacité à penser librement.
Mais tant que je serai une employée du secteur public, j’essaierai de maintenir des sources de revenus diversifiées par le biais de consultations indépendantes et de travailler dans le même temps avec plusieurs institutions. De cette manière, je cherche à éviter de dépendre d’un seul et unique employeur, lequel pourrait alors dicter mon discours.
Pour me protéger encore davantage, je base mes écrits et mes discours sur des faits bien établis. Je partage mes opinions basées sur de tels faits, faisant référence non seulement à l’expérience palestinienne mais aussi aux Droits de l’homme à l’échelle internationale et aux valeurs universelles supposées régir aussi bien les Israéliens que les Palestiniens.
J’écris dans des langues étrangères afin de gagner plus de témoins de mon expérience. Je suis convaincue que de nombreuses personnes solidaires dans le monde prendront la parole en mon nom, si quelque chose de grave m’atteignait.
Je suis également consciente que j’ai été protégée par les activités de Palestiniens plus courageux que moi, qui ont occupé les Israéliens avec des luttes plus coûteuses que celles que je peux entreprendre. Je compte sur la prémisse que le « renseignement » israélien jugera que « m’arrêter » serait contre-productif, car cela apporterait plus d’attention à la voix même qu’ils espèreront faire taire.
Et je suis peut-être simplement naïve. Peut-être que mon évaluation des risques n’est rien de plus que mon déni, un peu subtil, de la menace politique. Si tel est le cas, alors que cet article soit mon manifeste : un refus de renoncer au droit de m’exprimer et un refus de céder à la complaisance collective face au silence.
Samah Jabr -
21.08.18
Source: Oumma