Si cela arrivait chez nous, cela ferait scandale. En Israël, c’est la norme
Que diriez-vous d’une ville 'blanche' quelque part en Europe qui gèlerait un appel d’offres pour des parcelles de terrain dans un nouveau quartier parce que cela risquerait de permettre à des noirs d’y emménager ? Diriez-vous qu’elle est raciste ? Que penseriez-vous du maire de la ville s’il assumait sans ambages cette décision en invoquant l’objectif de préserver le 'caractère blanc' de sa communauté ? Que c’est un fanatique ?
Et comment caractériseriez-vous la politique de l’État dans lequel se trouve cette ville si celui-ci faisait appliquer une ségrégation presque complète entre blancs et noirs, ghettoïsant ainsi la population noire ? Comme une politique d’apartheid, ou peut-être comme une politique relevant des lois Jim Crow ?
Eh bien, il vous suffit de remplacer le mot 'blanc' par 'juif' pour que cela décrive ce qui vient de se passer à Kfar Vradim, une petite ville de 6000 habitants située en Galilée, dans le nord d’Israël. Ce qui est encore plus inquiétant, c’est que la politique de Kfar Vradim ne peut être jugée comme un cas isolé. Il s’agit d’un reflet de la façon dont la société israélienne est intentionnellement structurée depuis des décennies.
La ségrégation résidentielle entre citoyens juifs et non juifs est la norme en Israël. En fait, ce fait est si établi qu’on le commente à peine. Plusieurs centaines de communautés rurales contrôlant presque toutes les terres d’Israël sont exclusivement juives, et le sont depuis la création d’Israël il y a 70 ans.
On pourrait ainsi presque compatir avec le maire de Kfar Vradim, Sivan Yechiel, qui s’est attiré des condamnations fin mars suite à sa décision de geler la construction d’un nouveau quartier de plus de 2000 habitations. Il est apparu qu’à la première série d’appels d’offres, plus de la moitié des offres les plus élevées pour des parcelles de terrain avaient été déposées par des citoyens palestiniens et non juifs.
La minorité palestinienne d’Israël, qui constitue un cinquième de sa population, est ce qui reste du peuple palestinien dont la majorité a été expulsée de sa patrie en 1948 au cours de ce que les Palestiniens appellent la Nakba, mot arabe signifiant 'catastrophe'.
Selon Israël et ses partisans, les citoyens palestiniens jouissent des mêmes droits que les citoyens juifs, contrairement aux Palestiniens des territoires occupés, qui vivent sous régime militaire. Mais la réalité – soigneusement cachée aux étrangers – est tout autre.
La décision de Kfar Vradim met brièvement sous le feu des projecteurs la triste réalité de ce que signifie un État juif. Elle apporte le contexte qui permet de comprendre la Journée de la Terre, qui commémore le jour où les forces de sécurité israéliennes ont tué 6 citoyens palestiniens non armés alors que la minorité organisait une grève générale pour protester contre la confiscation de leurs terres.
Kfar Vradim et des dizaines d’autres communautés juives ont été créées en réponse à la Journée de la Terre, explicitement dans le but de « judaïser la Galilée ». La tradition raciste qui a inspiré la création de Kfar Vradim est tout simplement honorée et préservée aujourd’hui par Sivan Yechiel. C’est pourquoi Adalah, un groupe juridique qui s’adresse à la minorité palestinienne d’Israël, a accusé le maire d’avoir des « motivations racistes ». C’est également pour cela que Jamal Zahalka, député palestinien au Parlement israélien, a déploré la politique d’« apartheid » de Kfar Vradim.
Une colonie libérale et « raciste »
En réalité, Kfar Vradim est loin d’être la communauté illibérale et intolérante que l’on pourrait imaginer à travers ces critiques. Les trois quarts de ses habitants ont voté pour les partis de gauche et de centre-gauche lors des dernières élections israéliennes. Elle a résolument résisté à la tendance ultranationaliste qui maintient Benyamin Netanyahu et l’extrême droite au pouvoir depuis près d’une décennie.
Néanmoins, dans un débat sur Facebook entre des habitants de Kfar Vradim au sujet de l’appel d’offres, nombreux sont ceux qui ont exprimé leur inquiétude. Un agent immobilier local, Nati Sheinfeld, a prévenu qu’il était temps de « se réveiller » face à la menace d’une prise de pouvoir des Palestiniens dans la communauté.
Le maire a défendu la décision de geler la construction du nouveau quartier en expliquant qu’il était chargé de préserver le caractère « sioniste et juif » de Kfar Vradim. Pour clarifier encore plus les choses, Yechiel a affirmé qu’il ferait pression sur le gouvernement pour fournir à sa communauté des solutions de logement qui ne perturberaient pas ses « équilibres démographiques » actuels – en d’autres termes, des solutions qui tiendraient les citoyens palestiniens à l’écart.
En réalité, la réponse du maire de Kfar Vradim était tout à fait classique. Plusieurs histoires similaires ont été entendues au cours des dernières années. D’autres villes de Galilée, telles que Nazareth Illit, Karmiel, Afoula, Nofit, Tzfat et Nahariya, se sont battues pour empêcher l’entrée de citoyens palestiniens, avec plus ou moins de succès.
Selon des enquêtes récentes, la moitié des juifs israéliens avouent ouvertement qu’ils ne veulent pas de voisins « arabes ». En réalité, comme l’illustre Kfar Vradim, beaucoup plus de personnes le pensent en pratique. Ainsi que l’a observé David Rosenberg, commentateur pour Haaretz, il est quasiment certain que de nombreuses personnes interrogées « étaient trop gênées pour dire au sondeur ce qu’elles pensent vraiment ».
L’opposition au fait d’avoir des voisins palestiniens n’est pas fondée sur des préoccupations sécuritaires ou économiques. Les citoyens palestiniens ont prouvé qu’ils formaient une minorité largement pacifique, bien que hautement marginalisée. Et ceux qui ont les moyens de s’installer dans des communautés juives – en particulier à Kfar Vradim, l’une des plus riches du pays – sont les membres les plus prospères de la minorité palestinienne. Ce sont des hommes et femmes d’affaires ou des professionnels de haut niveau tels que des médecins, des avocats, des ingénieurs ou encore des architectes.
Alors pourquoi Kfar Vradim est-elle décidée à ne pas les laisser entrer ? La réponse nécessite une analyse historique de la manière dont Israël s’est structuré et organisé en tant qu’État juif. En réalité, la politique de Vradim est profondément ancrée dans une idéologie, le sionisme, dont les valeurs sont adoptées sans contestation par presque tous les juifs israéliens.
Les fondateurs d’Israël, des hommes comme David Ben Gourion, étaient des Européens de l’Est qui se considéraient comme des communistes ou des socialistes. Avant la création d’Israël, sous la protection britannique, ils ont établi des collectifs agricoles pionniers comme les kibboutz et les moshav.
Néanmoins, conformément à l’esprit du sionisme, ils se sont assurés de rendre ces communautés exclusivement juives. Elles servaient à « 'judaïser' la terre à travers le 'travail hébreu'. Les dirigeants du sionisme croyaient fermement que, par le labeur physique, les juifs pourraient à la fois transformer la terre – 'faire fleurir le désert' – et se transformer eux-mêmes en devenant un 'peuple' fort et autonome.
Mais il y avait un corollaire important. La judaïsation arracherait aux Palestiniens indigènes la terre dont ils dépendaient en tant qu’agriculteurs, tandis que la doctrine du travail hébreu les priverait d’emplois alternatifs dans ce qui deviendrait une économie exclusivement juive. Il s’agissait d’une forme agressive de colonialisme.
Après la Nakba et l’expulsion de la plupart de la population palestinienne, le nouvel État d’Israël n’a pas abandonné ces politiques, ni adopté une notion de citoyenneté civique et inclusive, fondement de la démocratie libérale. Au lieu de cela, il a élargi et intensifié le projet de judaïsation.
Les observateurs étrangers étaient souvent séduits par l’idée du kibboutz socialiste et par le genre de politique progressiste et transformatrice qu’il était supposé incarner. Ils ont négligé le fait que tout cela était basé sur l’exclusion à caractère raciste des Palestiniens indigènes.
Les terres des réfugiés palestiniens ont été expropriées, tout comme la plupart des terres appartenant à la minorité de Palestiniens qui sont parvenus à rester en Israël et qui ont fini par en devenir citoyens. Israël a ensuite 'nationalisé' la quasi-totalité de son territoire – 93 % – en le détenant en fiducie collective pour le peuple juif du monde entier au lieu des citoyens israéliens.
Par conséquent, les citoyens palestiniens ont été confinés dans quelque 120 communautés palestiniennes, sur un peu plus de 2% du territoire israélien. Ces communautés palestiniennes languissent tout en bas du tableau socio-économique d’Israël.
Au cours des dernières décennies, les communautés palestiniennes sont devenues considérablement surpeuplées dans la mesure où Israël a refusé de libérer des terres pour leur expansion et n’a pas créé la moindre nouvelle communauté palestinienne depuis 1948. Plusieurs milliers de familles palestiniennes ont ainsi été forcées de construire des maisons illégalement et vivent désormais sous la menace permanente d’une démolition.
Il n’est pas seulement question de négligence. Les responsables israéliens avaient une méthodologie et un objectif en tête, très semblables à ce qui était appliqué dans les territoires occupés voisins. L’objectif était d’appauvrir la minorité palestinienne et de semer les graines de divisions internes : comme des enfants jouant aux chaises musicales, les Palestiniens allaient devoir se battre pour des ressources de plus en plus réduites.
En désespoir de cause, certains choisissaient de collaborer ou de devenir des informateurs, en échange d’un soulagement partiel de leur détresse. Une société faible et dépendante comme celle-ci serait incapable de s’organiser pour revendiquer ses droits. Les responsables israéliens espéraient voir les citoyens palestiniens finir par perdre tout espoir et émigrer.
Mais il y avait aussi un risque de voir des Palestiniens plus riches et plus prospères fuir leur ghetto non pas pour quitter Israël, mais pour chercher à s’installer dans des communautés juives et essayer de s’intégrer. Cela entrait en violation avec les pulsions les plus profondes d’un État juif sioniste.
Il n’a pas été difficile de claquer la porte de la plupart des communautés juives au nez des Palestiniens. Les centaines de villages juifs qui contrôlaient la plupart des 'terres nationales' d’Israël ont créé des comités d’admission dont la mission consistait à contrôler les candidats et à tenir les citoyens palestiniens à l’écart. Cela faisait partie intégrante de leur mission de 'judaïsation'.
À ce jour, des centaines de communautés collectives juives empêchent les citoyens palestiniens de venir y vivre, soutenant que ces derniers sont 'socialement inadaptés'. Ces communautés avancent comme logique fragile la nécessité de préserver leur caractère juif et sioniste. Utiliser de telles ruses juridiques pour exclure les citoyens palestiniens des villes et des cités s’est toutefois avéré plus délicat. Quelques villes d’Israël où un petit nombre de familles palestiniennes ont survécu au nettoyage ethnique de 1948 sont qualifiées à tort de 'mixtes'. Ces familles vivent habituellement dans des quartiers séparés, à l’écart du cœur juif de la ville. La ségrégation a seulement pris une forme différente.
Mais dans ces villes et dans d’autres, Israël n’a pas pu facilement faire valoir qu’il avait besoin de comités d’admission pour mettre fin à l’intégration des Palestiniens et protéger le caractère spécifiquement juif de la vie de la ville. Cela risquait de ressembler un peu trop à l’apartheid sud-africain.
Pendant la majeure partie de l’histoire d’Israël, néanmoins, la ségrégation et l’exclusion ont été maintenues dans les villes. Une économie de libre marché et une planification minutieuse ont suffi à tenir les Palestiniens à distance.
La grande majorité des juifs israéliens sont éduqués de manière à devenir de fervents sionistes et considèrent la 'judaïsation' – rendre le territoire juif – comme une valeur suprême. Même s’il n’y avait aucune pancarte indiquant 'Interdit aux Arabes', peu de juifs étaient disposés à vendre leur maison à des citoyens palestiniens, en particulier quand ils pouvaient trouver un acheteur juif.
De toute façon, peu de citoyens palestiniens avaient les moyens de s’offrir une maison dans une ville juive. En outre, il n’y avait pas d’écoles enseignant en arabe pour leurs enfants, les emplois étaient rares et les préjugés répandus. C’était une perspective que peu de citoyens palestiniens envisageaient. Jusqu’à récemment.
Les pénuries de terres dans les communautés palestiniennes d’Israël se sont intensifiées, tout comme le surpeuplement, le manque de services et d’infrastructures, l’absence d’espaces verts et la mauvaise qualité des écoles publiques destinées à la minorité palestinienne.
Dans le même temps, dans un monde de plus en plus mondialisé, les citoyens palestiniens sont beaucoup moins disposés à continuer de vivre dans leurs communautés en proie à la ségrégation. Ils aspirent à une meilleure qualité de vie pour leurs enfants et sont de plus en plus 'occidentalisés' – ils valorisent l’indépendance personnelle par rapport à la protection offerte par la famille élargie.
Tous ces facteurs combinés ont poussé ceux qui ont un emploi stable et un salaire élevé à se libérer de leur ghetto palestinien et à rechercher des solutions de logement dans les communautés juives.
La ligne de front de cette bataille pour les droits en matière de logement est la Galilée, où les citoyens palestiniens représentent la moitié de la population. C’est pour cette raison qu’au cours des premières années d’existence de l’État, Ben Gourion a donné la priorité à une campagne officielle visant à 'judaïser la Galilée' en construisant des communautés juives sur des terres confisquées aux Palestiniens afin de contenir l’expansion de ces derniers et les priver de toute possibilité de développement futur.
La colonie de Kfar Vradim a été créée en 1984 sur une partie des terres de la ville palestinienne voisine de Tarshiha. Comme dans d’autres communautés juives, beaucoup de ses habitants croient – conformément à la philosophie de Ben Gourion – qu’ils forment le principal rempart contre une 'prise de pouvoir arabe' en Galilée.
Néanmoins, Kfar Vradim s’est retrouvée sans défense face à une première vague de travailleurs palestiniens espérant vivre le rêve qui est devenu la réalité de leurs voisins juifs à leurs dépens. Une poignée de familles palestiniennes ont déjà réussi à emménager et le maire et ses administrés craignent que cela ne se transforme bientôt en déluge.
Kfar Vradim ne dispose pas d’un comité d’admission qui aurait résolu son problème. Et les récentes décisions rendues par les tribunaux israéliens lui ont encore plus lié les mains en obligeant les villes à inclure tous les citoyens dans les processus d’appel d’offres pour de nouveaux projets immobiliers.
À l’heure actuelle, le nombre de familles palestiniennes qui ont les moyens de s’installer dans des villes juives et qui le souhaitent est faible. Mais ce chiffre augmente et bien qu’il soit encore bas, il est trop important pour la plupart des communautés juives.
Cela dit, Yechiel pourrait se montrer réticent à l’idée d’employer les solutions adoptées par certaines villes juives voisines. Par exemple, Nazareth Illit, qui a été construite sur les terres de Nazareth, la plus grande ville palestinienne d’Israël, a tenté de mettre fin à l’afflux de Palestiniens en planifiant un grand quartier juif ultra-orthodoxe.
Les tribunaux ont fait une exception qui permet des appels d’offres restrictifs dans le cas des juifs religieux afin que ces derniers puissent vivre dans des communautés indépendantes. Les dirigeants de Nazareth Illit semblent espérer qu’une forte présence d’ultra-orthodoxes, avec leur natalité élevée et leurs attitudes intolérantes, dissuadera d’autres Palestiniens d’emménager.
Mais cette approche pourrait être considérée comme un pas de trop pour les habitants très laïcs et aisés de Kfar Vradim. À la place, le maire pourrait espérer s’appuyer sur un recours juridique. En 2016, un tribunal de district a statué en faveur de la municipalité d’Afoula qui avait bloqué 48 familles palestiniennes ayant remporté des appels d’offres immobiliers. Des législateurs palestiniens ont jugé la décision du tribunal 'honteuse' et 'raciste'.
Le maire de Kfar Vradim fait également appel au gouvernement pour l’aider à concevoir une solution plus permanente. Il pourrait ne pas être déçu. L’Organisation sioniste mondiale, une organisation internationale qui jouit d’un statut quasi gouvernemental en Israël, a annoncé l’été dernier qu’elle relançait la campagne de judaïsation de Ben Gourion. L’organisation se prépare à créer plusieurs nouvelles communautés exclusivement juives.
En mars, une commission parlementaire israélienne a également approuvé la version finale de la nouvelle loi fondamentale définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif. Cette loi apporte un soutien constitutionnel à la création d’une 'communauté composée d’individus de même religion ou de même nationalité pour maintenir une communauté exclusive'. En pratique, cette mesure est conçue uniquement pour profiter à la foi et à la nationalité juives.
Ces mesures interviennent alors qu’Israël se prépare à démolir le village bédouin d’Umm al-Hiran, dans le Néguev, de manière à pouvoir le remplacer par une communauté exclusivement juive, Hiran.
Le règlement municipal de Hiran lui permettra d’admettre comme habitants uniquement « ceux qui respectent la Torah et les commandements selon les valeurs juives orthodoxes ». Les habitants libéraux et aisés de Kfar Vradim, à travers le souhait de tenir leurs concitoyens palestiniens à l’écart, ne sont pas une aberration. Ils sont les héritiers authentiques d’une tradition sioniste qui enracine l’apartheid en Israël depuis plus de 70 ans.
Ben Gourion et les fondateurs d’Israël seraient fiers de Kfar Vradim.
Jonathan Cook -
28.04.18
Source: MEE