Israël utilise le chantage en ligne pour recruter des collaborateurs
En juin 2015, Ibrahim Muhammad, 24 ans, étudiant à l’Université islamique de Gaza, obtient une licence en littérature anglaise. Fils aîné d’une famille de 11 enfants avec un père handicapé et sans emploi depuis 2003, il lui faut absolument trouver rapidement un travail pour subvenir aux besoins de sa famille. (Ibrahim n’est pas le vrai nom de ce jeune homme, et certains éléments de cette histoire ont été modifiés pour protéger sa famille. Les détails de son histoire ont été rapportés à The Electronic Intifada par deux sources différentes, ainsi que par des membres de la famille d’Ibrahim.)
Cependant, et comme des milliers de diplômés à Gaza, Ibrahim n’a pas cette chance. Le siège par Israël – qui, avec trois agressions militaires importantes, a détruit l’économie de la bande de Gaza – lui interdit de sortir de Gaza pour saisir ailleurs des opportunités.
Instruit, et dans sa vingtième année, il se retrouve sans travail et sans argent et rapidement, il perd tout espoir. Pendant près d’un an, il reste bloqué dans sa chambre avec son téléphone mobile posé sur son lit, un lit vieux de trente ans qui appartenait à sa grand-mère décédée. Les jours deviennent flous. Il passe ses matinées à dormir, et reste éveillé la nuit. Il commence à naviguer sur les médias sociaux et rencontre à cette occasion une jeune femme, nommée Suha.
Suha vit en Espagne, elle lui écrit dans une des nombreuses conversations qui, rapidement, se transforment en relation amoureuse et sexuelle en ligne. Suha commence à lui envoyer de l’argent chaque mois, parfois jusqu’à 500 dollars, en signe de sa sympathie et de son amour.
Dans le même temps, elle s’informe de tout ce qui concerne Ibrahim, comme peuvent le faire les amoureux. Elle l’interroge sur sa vie personnelle, sur les gens du quartier et d’autres détails plus généraux sur la vie à Gaza. Elle lui demande de prendre des photos des mosquées de la région, dans le but, dit-elle, de renforcer son lien avec la prière et sa religion.
Le piège se referme
Après neuf mois, Suha dit à Ibrahim qu’elle va le présenter à son frère qui l’aidera à quitter Gaza. Les trois jeunes – Ibrahim, Suha et son frère (qui se présente sous le nom d’Abu Zeidan) – se connectent sur un appel de groupe en ligne pour en discuter.
C’est après cet appel que Suha disparaît. Ibrahim lui envoie des textos et des messages, mais en vain. En désespoir de cause, il envoie un texto à son frère. Quelques minutes plus tard, il reçoit un appel de quelqu’un qui dit être un officier israélien et posséder de lui des vidéos sexuellement explicites, prises durant ses appels vidéo avec Suha. Il menace de les utiliser si Ibrahim ne se conforme pas à ses instructions.
Choqué et apeuré, Ibrahim raccroche et coupe son téléphone. Après une nuit d’insomnie il le rallume pour trouver un message vocal d’un numéro inconnu. Sur ce dernier, Suha l’implore de « suivre les instructions d’Abu Zeidan, « qu’ils » garderont son secret à l’abri, et que toutes les demandes qui lui seront faites seront simples et n’affecteront personne d’autre. »
Se sentant pris au piège, Ibrahim s’exécute. Bientôt, il reçoit des instructions, non seulement d’Abu Zeidan, mais aussi d’autres officiers israéliens. Début 2017, Ibrahim est appréhendé par des membres des Brigades Qassam, la branche armée du Hamas, qui sont devenus méfiants quand ils l’ont trouvé en train de surveiller les entrées des tunnels qu’utilisent habituellement les groupes de résistance de Gaza.
Après deux heures d’interrogatoire, Ibrahim avoue, selon l’un des agents de la sécurité qui a révélé ce dossier, sous couvert d’anonymat, à The Electronic Intifada. Finalement, Ibrahim est condamné par un tribunal militaire à 12 années de prison, échappant à la peine de mort uniquement parce que ses informations n’ont causé la mort de personne à Gaza.
Des possibilités de recrutement sur les médias sociaux
D’après des responsables de la sécurité palestinienne, Ibrahim est l’un des centaines de jeunes recrutés par les services secrets israéliens via les médias sociaux. Mahmoud Abu al-Qumsan, agent des renseignements du Hamas, dont le travail est d’identifier les collaborateurs, a déclaré à The Electronic Intifada que les agents israéliens ciblent un profil bien spécifique, principalement des jeunes sans activité professionnelle. Tous sont des hommes entre 22 et 28 ans, et pour un cinquième d’entre eux environ, ce sont des diplômés universitaires.
Abu al-Qumsan a refusé de donner le nombre total des collaborateurs qu’Israël a recruté via les médias sociaux, mais il indique que ce nombre a commencé à augmenter à partir du premier trimestre 2015.
Israël, selon des sources de la sécurité et des articles publiés sur des réseaux sociaux, exploite depuis longtemps les sites tels que Facebook, pour recruter des espions. En décembre, les médias palestiniens ont publié des articles mettant en garde contre des groupes Facebook en langue arabe qui donnent l’impression d’être sympathisants de groupes de la résistance à Gaza, mais qui, probablement, montent une tentative pour surveiller les activités et repérer des noms.
Une source des renseignements indique qu’en surveillant les commentaires et les comportements de ceux qui interagissent dans de tels groupes, les agents israéliens glanent une information qu’ils pourront utiliser comme une incitation destinée aux collaborateurs potentiels. Il peut s’agir d’argent ou d’aide en nature, d’offre de permis de voyager pour un traitement médical, ou des études, ou un commerce.
C’est par le biais des médias sociaux qu’Ashraf Abu Leila, sans doute le plus connu des collaborateurs récemment condamnés, aurait été recruté par les services secrets israéliens. Accusé avec deux autres hommes de l’assassinat de Mazen al-Fuqaha, tué en mars 2017 et haut dirigeant des Brigades Qassam, Abu Leila a été exécuté le 25 mai 2017 après avoir été reconnu coupable par un tribunal révolutionnaire.
Sous interrogatoire, Abu Leila aurait avoué avoir été recruté par un homme qui se prétendait membre d’al-Qaïda, via une application de messagerie en ligne début 2004. « Au fil du temps, Abu Leila s’est avéré être un assassin acharné. » disent les autorités.
Membre du Hamas depuis 2001, Abu Leila serait devenu très vite proche d’un commandant des Qassam qui, sans le vouloir, l’aurait protégé par la suite. Les autorités du Hamas disent aujourd’hui qu’au cours des combats de 2007 à Gaza, qui ont conduit à l’éviction du Fatah, Abu Leila serait responsable de l’assassinat de plusieurs membres des forces de la sécurité préventive. Il a aussi été accusé d’un autre assassinat, mais il a échappé à la condamnation en raison de son implication dans la branche militaire du Hamas.
Abu Leila travaillera par la suite dans différents ministères jusqu’en 2013, alors même qu’il devient de plus en plus radicalisé et qu’il se rapproche du clan des Doghmush de Gaza et de son groupe salafiste de l’Armée de l’Islam. Effectivement, l’assassinat d’al-Fuqaha aurait été perpétré par des salafistes, avec lesquels le Hamas était engagé dans un conflit depuis plus de dix ans.
Une procédure sans surveillance
L’absence de transparence entourant la procédure qui a conduit aux aveux d’Abu Leila, et à son exécution, est cependant grandement critiquée par des organisations internationales et locales de défense des droits de l’homme ainsi que par l’Autorité palestinienne (AP) de Cisjordanie, et les Nations-Unies.
Une enquête rapide a conduit aux arrestations, tandis que des aveux étaient extorqués après des interrogatoires qui n’ont fait l’objet d’aucune surveillance. Et tandis qu’Abu Leila reconstituait le crime pour les enquêteurs, selon Nasser Suleiman, responsable du tribunal militaire Hamas-Qassam partie prenante à l’enquête et à la détermination de la peine, la justice a été rendue avec peu de retard et sans recours en appel.
Des organisations de défense des droits de l’homme affirment que la procédure est biaisée par sa nature, et que la rapidité avec laquelle le tribunal révolutionnaire est parvenu à un verdict dans le dossier d’Abu Leila ne permettent pas de garantir un procès équitable. « Nous ne pouvons pas compter sur les tribunaux révolutionnaires pour rendre la justice pour les criminels inculpés » a déclaré Mustafa Ibrahim, enquêteur sur les droits de l’homme auprès de la Commission indépendante des Droits de l’homme, à The Electronic Intifada. « Exécuter des criminels aussi vite… ouvre la porte au doute sur les procédures du jugement. La vengeance n’est pas la justice ».
Ibrahim note également que les exécutions sont légales, en vertu de la loi palestinienne, uniquement si elles sont ratifiées par le président de l’autorité palestinienne. Depuis que le Hamas a évincé le Fatah à Gaza en 2007, Mahmoud Abbas n’a accordé de telles ratifications que durant les périodes de détente entre les deux organisations, et aucune ratification ne l’a été pour ces dernières exécutions.
Toutes les exécutions réalisées par les gouvernements palestiniens ces dernières années ont eu lieu à Gaza. Yahya Musa, membre du Hamas au parlement palestinien, défend cependant la peine de mort qui a été exécutée en invoquant des raisons évidentes de sécurité. « Les exécutions sont une nécessité nationale pour dissuader les collaborateurs, pour assurer la sécurité du peuple palestinien, et pour renforcer le front intérieur ». Il déclare aussi à The Electronic Intifada que la colère populaire contre la collaboration aurait, dans tous ces dossiers, influencé les autorités.
Collaborateurs et réconciliation
Certes, la question des collaborateurs est des plus sensibles chez les Palestiniens. Peu de larmes sont versées quand des collaborateurs condamnés sont exécutés même après que des organisations des droits de l’homme ont fait valoir que la procédure régulière n’est pas garantie en de telles circonstances et que, même si elle pouvait l’être, la peine de mort n’est pas un meilleur moyen de dissuasion que l’emprisonnement.
La question fait aussi l’objet d’une controverse dans les discussions pour la réconciliation entre le Hamas et le Fatah. « Le Hamas est mécontent de la façon dont l’AP, sous la direction d’Abbas, ne parvient pas à appliquer la peine capitale pour la collaboration », dit Muhammad Abu Harbib, enseignant au Collège universitaire Al-Ribat de Gaza.
« Le dossier des collaborateurs est un dossier sensible » a déclaré Muhammad Abu Harbib à The Electronic Intifada. « Il y aura des divergences entre le Hamas et l’AP, spécialement en ce qui concerne ceux qui conduiront les procédures d’enquête et de justice. Le Hamas adopte une méthodologie différente. L’AP a arrêté un certain nombre de collaborateurs mais leurs condamnations ne sont pas satisfaisantes pour le Hamas ».
« De plus, le Hamas s’inquiète du fait qu’avec la reprise du contrôle, par l’AP, des passages frontaliers vers et en provenance de Gaza, l’un des principaux moyens pour mettre en garde la population sur les méthodes israéliennes de recrutement des collaborateurs a disparu. » dit Hisham Mughari, commandant en retraite des forces de sécurité palestiniennes et aujourd’hui doyen du collège al-Awda. « Le Hamas travaillait avec ceux qui empruntaient ces passages afin de les sensibiliser sur la façon de faire face à l’occupation au point de passage » dit encore Mughari.
Le système de permis mis en place par Israël et qui contrôle les mouvements des Palestiniens dans toute la Cisjordanie et la bande de Gaza occupées, est facile à exploiter pour recruter. Il s’exerce souvent à l’encontre des Palestiniens vulnérables demandeurs d’un traitement médical en Israël. Mughari suggère que les agents de l’AP ne sont pas aussi prudents que la sécurité du Hamas en ce qui concerne le contrôle de l’argent et du matériel d’espionnage destinés aux collaborateurs à l’intérieur de la bande de Gaza. Par ricochet, cela peut conduire à une escalade « contre la résistance ».
Les laissés-pour-compte
La stigmatisation de la collaboration est si forte qu’elle ne fait pas que condamner celui qui a collaboré, mais elle déshonore aussi toute sa famille.
Mariam, 28 ans, est mariée à un homme condamné à la prison à vie en 2014 pour collaboration. Cette mère de trois enfants est reniée par la plus grande partie de sa propre famille et elle a tenté de se suicider à deux reprises avec des pilules, à cause de son isolement social et de celui de ses enfants.
« Nous sommes punis pour un crime que nous n’avons pas commis » a-t-elle dit à The Electronic Intifada. « Je crains pour l’avenir de mes enfants. Les gens ont déjà fait de ma vie un enfer ».
Mariam (dont ce n’est pas le vrai nom), vit avec ses parents, mais même eux menacent parfois de la jeter dehors, et sa famille au sens large n’échappe pas à la stigmatisation. « Un jour, mon frère aîné a été insulté par un collègue au travail parce que sa sœur est l’épouse d’un collaborateur. Il est rentré en colère, il criait sur nous et il nous a jetés dehors. J’ai dû passer deux nuits chez une amie ».
La famille de son mari a aussi refusé de s’occuper des enfants, et Mariam se sent désespérée. « Vers qui puis-je me tourner ? » Elle dit craindre une « tragédie ». « La communauté est très injuste à l’égard des gens comme nous. Ma fille n’a que neuf ans, mais elle a arrêté d’aller à l’école parce que les autres élèves la traitaient de ‘fille de collaborateur’. Elle n’en pouvait plus ».
Hamza Abu Eltarabesh -
Journaliste à Gaza
02.03.18
Source: Agence Media Palestine