La Dame Patronnesse
La Dame Patronnesse
Quand j'étais enfant au pays des mines et des terrils, une dame venait chaque hiver, quelques jours avant Noël, dans la petite école du charbonnage, catholique évidemment.
Cette dame était, si ma mémoire est bonne, l'épouse d'un des propriétaires de la mine et habitait le château qu'on pouvait apercevoir au fond du parc derrière l'école.
Elle enlevait son beau chapeau et son étole de vison puis ouvrait un énorme sac que sa servante lui tendait et étalait sur le bureau de l'instituteur un tas de paquets de massepain et de spéculoos représentant le Père Noël. On se mettait en rang et chacun à notre tour nous allions tendre les mains à la dame pour recevoir un paquet de friandises.
Ensuite, nous retournions à notre banc pour écouter le discours de la dame.
Quand elle avait fini, la classe applaudissait... Et nous pouvions alors ouvrir notre paquet.
Je me souviens qu'elle parlait de la chance qu'avait notre papa de travailler au charbonnage et de la bienveillance de son mari. Elle nous disait qu'il ne fallait pas croire ceux qui racontaient qu'ils étaient exploités mais qu'il fallait plutôt regarder les efforts faits par les dirigeants pour améliorer le sort des mineurs et aussi comprendre qu'il n'était pas toujours possible d'accepter des demandes extravagantes comme une meilleure protection contre le grisou ou la modernisation du dispensaire.
Elle nous disait aussi que c'était par la volonté de Dieu que son mari était devenu le propriétaire de la mine, que c'est lui qui veut qu'il y ait des patrons et des mineurs.... et qu'il ne fallait pas croire ceux qui disaient le contraire et revendiquaient je ne sais quels droits.
Elle finissait toujours son discours par "dites bien à vos parents qu'il faut toujours rechercher le dialogue "... ou quelque chose de semblable.
Tout ce passé m'est revenu quand, l'autre soir, j'ai découvert un reportage sur la visite d'un groupe d'ados belges en Israël et en Palestine, sous la conduite d'une baronne de chez nous.
Le titre était "Quand ça explose à Gaza, ça explose ici"
Etrange intitulé quand on découvre qu'aucun participant à ce voyage n'a mis les pieds dans ce ghetto où tentent de survivre près de deux millions de Palestiniens.
Etrange aussi de constater dans ce film une recherche permanente, et exclusive, de réactions émotionnelles chez ces jeunes participants. Cette volonté apparaît, notamment, de manière flagrante lors de la rencontre entre ces ados venant de communautés diverses. Vous voyez bien! Toi tu es musulman, toi catholique, toi juive...Vous avez des points de vue différents mais vous vous entendez bien, non?... Il n'y a pas de raison que ce ne soit pas pareil là-bas, non?
Etrange aussi d'entendre expliquer que les Israéliens ont construit le mur de séparation pour se protéger... Sans informer que ce mur avait été érigé sur des terres volées aux Palestiniens et que la Cour Internationale de Justice a exigé son démantèlement.
Je crois retrouver la dame patronnesse de mon enfance quand j'entends... Il s'agit d'un conflit entre deux peuples pour la possession de la terre doublé d'une opposition religieuse... comme chez nous.
Quand un des participants ose formuler une remarque parlant de l'appropriation de territoires, la réponse fuse : C'est l'ONU qui a décidé de nous rendre la terre de nos ancêtres.
Personne ne fait évidemment remarquer que ces "ancêtres" sont quasi tous, comme le démontrent les historiens modernes, des Européens convertis à la religion juive. Personne n'a raconté non plus que cet état d'Israël est le résultat d'un nettoyage ethnique qui a nécessité le massacre de milliers de civils, la destruction totale de plus de cinq cent villages et l'expulsion de ses habitants.
... Mais qu'on se rassure les Palestiniens auront, droit à exprimer leur "point de vue".
Un jeune Israélien-Arabe de Nazareth, présenté comme un Palestinien (personne n'a, semble-t-il remarqué cette "erreur") essaie courageusement, mais prudemment – la police israélienne n'est pas tendre avec les contestataires – de faire comprendre le drame de cette terre et rétablir la vérité historique... La séquence dure une petite minute. Dans le camp de réfugiés de Aida, ils seront deux jeunes hommes à pouvoir dire qu'ils rêvent de retourner chez eux, dans leur village.
L'ensemble de ces deux interventions fait moins de quatre minutes... Quatre minutes sur les quelques vingt-cinq minutes de tout le reportage!
Tout au long du film, le discours est lénifiant et la corde émotionnelle vibre, évidemment, quand une guide belgo-israélienne s'étale longuement sur l'attentat qu'elle à vécu quelques années auparavant J'ai de l'empathie pour ce peuple qui souffre, mais il devrait cesser de se révolter – Quand la femme violée le gifle, le violeur crie à l'agression – et faire un effort et accepter la réalité... C'est seulement par le dialogue qu'on arrivera à concilier les deux points de vue.
Pas d'oppresseur et de victime, donc, seulement une différence de "point de vue"... Je crois entendre la dame au vison de mon école.
La volonté de présenter une image positive d'Israël tourne parfois à l'absurde... comme ce moment où le directeur d'une école de Jérusalem explique aux visiteurs captivés qu'il y a quatre abris anti-bombes dans son établissement "Nous sommes parfois en zone de guerre, n'est-ce pas!". Personne, évidemment, ne lui répond qu'aucune roquette n'a atteint la ville, ni même sa banlieue... depuis plus de soixante ans.
Il faut reconnaître aussi que Mme la baronne et le réalisateur du film ont été vigilants pour éviter les "sujets qui fâchent" en faisant silence sur (liste non-exhaustive) la situation d'apartheid que vivent près de deux millions d'Israéliens-Arabes, la torture systématique d'enfants et d'ados (dénoncée par l'ONU), Gaza sous un blocus criminel depuis dix ans, les exactions quotidiennes des 800.000 colons qui se sont accaparé les terres des paysans palestiniens, les exécutions quotidiennes aux check-points... etc,
Finalement l'opération a été une réussite.
Comme celle de mon enfance la dame patronnesse a fait son job!
Elle peut se réjouir, les jeunes Bruxellois ont surmonté leurs différences communautaires et sont devenus des amis convaincus que le dialogue est LA solution pour que les "points de vue" se rejoignent et, comme disait l'un d'entre eux en guise de conclusion, Faut aller sur le terrain pour comprendre, faut aller là-bas!
Sur ce point-là, les centaines et les centaines de visiteurs, militants des droits humains, arrêtés à l'aéroport Ben Gourion, emprisonnés puis refoulés brutalement par la police israélienne... seront d'accord.
Rudi Barnet
(9 juin 2017)