Mahmoud Darwish ramène inlassablement Israël face à l’évidence de son “péché originel”
Le spectre du poète national palestinien Mahmoud Darwish ne nous quittera jamais. Périodiquement, une chasse aux sorcières éclatera sur sa poésie, en remuant les émotions et agaçant les Israéliens jusqu’à ce qu’ils le comparent à Hitler. Cela s’atténue mais cela revient à nouveau plus tard. Il n’y a pas moyen d’y échapper. Aucun des fantômes de la guerre d’indépendance de 1948 nous laissera jusqu’à ce que nous reconnaissions notre culpabilité, admettions le péché et en assumions la responsabilité en présentant des excuses, en versant des indemnités et, surtout, jusqu’à ce que nous changions nous-mêmes. Sans cela, les fantômes continueront à nous tourmenter et ne nous donnerons pas de repos.
Le plus récent scandale de Darwish, qui a été attisé par deux ministres ignorants – la ministre de la Culture et des Sports Miri Regev et le ministre de la Défense Avigdor Lieberman, dont il est douteux qu’ils aient jamais lu un poème de Darwish – est un autre maillon de la chaîne. Malgré leur ignorance, ces deux-là savaient qui attaquer. Ils savaient que, plus que toute autre personnage, Darwish frappe le nerf le plus sensible de la société israélienne et rend les Israéliens fous à chaque fois. Ils essayent toujours de le dissimuler par n’importe quel moyen – cachant, niant, mentant et réprimant – mais toujours sans succès.
Darwish touche au péché originel, ce qui fait de lui un Hitler. Il expose la plaie béante, ce qui le place en dehors des limites. Si les Israéliens étaient convaincus qu’il n’y avait eu aucun péché, ni aucune plaie ouverte, ils n’auraient pas si peur de sa poésie. S’ils étaient convaincus que tout avait été fait correctement à l’époque, en 1948, et que rien n’aurait pu être différent, Darwish aurait été relégué au domaine des départements de littérature.
Mais le défunt poète insiste pour mentionner ce que les Israéliens ne veulent pas savoir : un grand péché a été commis ici.
La création d’Israël – dans les conditions où elle a été faite – s’accompagna d’un crime impardonnable de nettoyage ethnique sur de larges parties du pays. Aucune plantation du Fonds national juif ne peut recouvrir les ruines morales sur lesquelles l’État a été construit. Israël a ajouté l’insulte à la blessure en ne permettant pas aux Palestiniens qui ont été expulsés ou ont fui de revenir. Mille témoignages historiques, que nous évitons également comme le feu, n’égalent pas une ligne de poésie de Darwish: « Où me mènes-tu père ? ».
Je ne pourrai jamais oublier ce coup de poing à l’estomac, ou plutôt, ce coup de poignard dans mon cœur, venu du numéro du printemps 1996 de la revue hébraïque Hadarim, éditée par Halit Yeshurun. Une douzaine de pages de poèmes de Darwish de « Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? » (traduit en hébreu par Anton Shammas) : «– Et qui après nous, père /Habitera la maison? /- Elle restera telle quelle / Comme par le passé / Mon enfant » / «Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? / – Pour qu’il tienne compagnie à la maison, mon enfant, / Car en l’absence des leurs / Meurent les maisons / Résiste avec moi / Pour le retour / – Quand le retour ? / – Demain! / Tout au plus dans deux jours, / Mon enfant » / Un lendemain insouciant / Mâchait déjà le vent / Derrière eux / Dans les interminables nuits d’hiver».[1]
Je ne savais pas à l’époque, et je ne sais pas aujourd’hui, ce que nous faisons, nous Israéliens, avec ces lignes. Avec: « Dans notre hutte, l’ennemi se débarrasse de son fusil / qu’il pose sur la chaise de mon grand-père. Il mange de notre pain / comme des invités le font, et sans se déplacer./ Fait une petite sieste / sur la chaise en bambou« .
Ou: « Demande comment ma maison est faite, monsieur l’étranger. / Mes petites tasses de café / pour notre café amer / sont-elles encore restées comme elles étaient. / Entrera-t-elle dans votre nez / l’odeur de nos doigts sur les tasses «
Ou: » Et je vais porter le désir ardent / jusqu’à / mon commencement et jusqu’à son commencement / et je vais aller sur mon chemin / jusqu’à ma fin et jusqu’à sa fin« !
La fin de Darwish est venue trop tôt, malheureusement, depuis quelques temps déjà, en 2008. Mais ce ne fut pas la fin de sa poésie – il suffit de demander à Regev et Lieberman. L’année 1948 date aussi de quelque temps, mais, tout comme la poésie de Darwish, elle n’a jamais pris fin, pas même pour un instant. Israël n’a jamais changé de conduite – ni son approche violente et dominatrice sur les Palestiniens, qui étaient nés ici, ni leur dépossession, l’occupation et parfois également leurs expulsions.
En 2016, Israël traite les Palestiniens exactement comme il l’a fait en 1948. C’est pourquoi Darwich ne laisse pas Israël seul, et c’est pourquoi il est si effrayant pour le pays : il affronte Israël avec la vérité la plus primordiale sur lui-même.“
Gideon Levy
Cet article a été publié par Haaretz le 23 juillet 2016, sous le titre « The Late Palestinian National Poet Will Continue to Haunt Israel ».
La traduction nous en a été aimablement transmise par le Comité Solidarité Palestine de la Région nazairienne (CSPRN)
Traduction GD du CSPRN relue et corrigée par JPP et LDL
[1] Poème de Darwich traduit en français par A.Amri, http://amriahmed.blogspot.fr/2010/07/pourquoi-as-tu-laisse-le-cheval-sa.html
Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
« Où me mènes-tu, père ? »
- Du côté du vent, mon enfant !
Alors qu’ils sortaient de la plaine
Là où les soldats de Bonaparte
Avaient érigé une colline
Pour guetter les ombres
Sur la vieille muraille de Âkka (2)
« N’aie pas peur
Disait un père à son fils
N’aie pas peur des balles qui sifflent
Colle-toi au sol pour survivre
Sains et saufs
Nous serons tantôt au sommet
D’une montagne du nord
Et nous reviendrons
Quand vers les leurs au loin
S’en retourneront les soldats
- Et qui
Après nous, père
Habitera la maison?
- Elle restera telle quelle
Comme par le passé
Mon enfant »
Il a tâtonné
Tel un organe de son corps
La clé
Et rassuré
Alors qu’ils traversaient
Une clôture d’épines
Il enchaîna:
« Souviens-toi, mon enfant
Ici les Anglais
Ont crucifié ton père
Deux nuit durant
Sur les rameaux épineux
D’un figuier de barbarie
Sans pour autant
Lui arracher un aveu
Tu grandiras, mon enfant
Et à ceux qui se relayeront
Pour prendre les fusils
Tu raconteras les annales du sang
Consignées sur le fer …
- Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ?
- Pour qu'il tienne compagnie à la maison, mon enfant,
Car en l’absence des leurs
Meurent les maisons »
De loin
L’éternité ouvre ses portes
A la voiture nocturne
Et les chacals des contrées sauvages
Glapissent
A la face d’une lune apeurée
« Sois solide comme ton grand-père,
Dit un père à son fils,
Et grimpe avec moi
La dernière côte des chênes
Souviens-toi, mon enfant
C’est ici que le Janissaire (3)
Est tombé de sa mule
Alors résiste avec moi
Pour le retour
- Quand le retour ?
- Demain!
Tout au plus dans deux jours,
Mon enfant »
Un lendemain insouciant
Mâchait déjà le vent
Derrière eux
Dans les interminables nuits d’hiver
Et des soldats de Joshua ben Nun (4)
Érigeaient une forteresse
Avec les pierres de leur maison
Alors qu’ils haletaient
Sur le sentier de Cana (5)
« Notre Seigneur Jésus
Dit le père
Est passé un jour par ici
Il a converti l’eau en vin
Et Il a dit tant et tant
De choses sur l’Amour
Mon enfant,
N’oublie pas demain
Et souviens-toi
De ces forteresses croisées
Que les herbes d’avril
Avaient mâchées
Sitôt le départ des soldats"
Mahmoud Darwich
Traduit par A.Amri
12 juillet 2010
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Notes:
1- "Ça m'a fait comprendre l'attachement des Palestiniens à leur terre» disait Sharon à propos de ce poème.
2- Ville palestinienne occupée en 1948, rebaptisée depuis la judaïsation Saint-Jean-D’Acre.
3- Au pluriel, c’est l’élite de l’infanterie turque à l’apogée de l’empire ottoman. Composée exclusivement d’anciens prisonniers de guerre européens.
5- Valet de Moïse et, selon la Torah, son successeur. Chef militaire qui permit aux juifs de sortir du Sinaï, désert de l’errance, et traverser le Jourdain.
6- Ville de Galilée, associé au miracle des Noces qui porte son nom.
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لماذا تركت الحصان وحيداً..؟
إلى أين تأخذني يا أبي؟
إلى جهة الريح يا ولدي …
… وهما يخرجان من السهل ، حيث
أقام جنود بونابرت تلاً لرصد
الظلال على سور عكا القديم ـ
يقول أبٌ لابنه: لا تخف. لا
تخفْ من أزيز الرصاص ! التصقْ
بالتراب لتنجو! سننجو ونعلو على
جبل في الشمال ، ونرجع حينَ
يعود الجنود إلى أهلهم في البعيدِ
ـ ومن يسكن البيت من بعدنا
يا أبي ؟
ـ سيبقى على حاله مثلما كان
يا ولدي !
تحسس مفتاحه مثلما يتحسس
أعضاءه ، واطمئن. وقال لهُ
وهما يعبران سياجاً من الشوك :
يا ابني تذكّرْ! هنا صلب الإنجليزُ
أباك على شوك صبارة ليلتين،
ولم يعترف أبداً. سوف تكبر يا
ابني، وتروي لمن يرثون بنادقهم
سيرة الدم فوق الحديدِ …
ـ لماذا تركت الحصان وحيداً؟
ـ لكي يؤنس البيت ، يا ولدي ،
فالبيوت تموت إذا غاب سكانها …
تفتح الأبدية أبوابها من بعيدٍ ،
لسيارة الليل. تعوي ذئاب
البراري على قمر خائف. ويقول
أب لابنه: كن قوياً كجدّك!
واصعد معي تلة السنديان الأخيرة
يا ابني، تذكّر: هنا وقع الانكشاريّ
عن بغلة الحرب ، فاصمد معي
لنعودَ
ـ متى يا أبي ؟
ـ غداً. ربما بعد يومين يا ابني!
وكان غدٌ طائشٌ يمضغ الريح
خلفهما في ليالي الشتاء الطويلة
وكان جنود يهوشع بن نون يبنون
قلعتهم من حجارة بيتهما. وهما
يلهثان على درب (قانا): هنا
مر سيدنا ذات يوم. هنا
جعل الماء خمراً. وقال كلاماً
كثيراً عن الحب، يا ابني تذكّر
غداً. وتذكر قلاعاً صليبية
قضمتها حشائش نيسان بعد
رحيل الجنود