La déshumanisation des Palestiniens par Israël est un impératif politique
5 juillet 2014
Après l’enlèvement et l’assassinat de Mohamed Abu Khdeir, jeune palestinien de 16 ans, la police israélienne – nous disent les médias - « mène une enquête pour savoir s’il s’agit d’une vengeance d’extrémistes pour l’assassinat de trois adolescents israéliens » quelques jours auparavant. Il semble raisonnable d’enquêter sur les motivations d’un assassinat et d’arrêter ses auteurs, mais cette même « enquête » révèle l’anomalie structurelle sur laquelle reposent les pratiques policières en Israël.
Quand, il y a trois semaines, trois adolescents israéliens ont été enlevés puis assassinés, ni la police, ni le gouvernement israéliens n’ont pris la peine d’enquêter pour savoir s’il ne s’agissait peut être pas d’un acte de vengeance pour l’occupation, les démolitions de maisons, les humiliations, les tortures, les arrestations massives et les bombardements. Le gouvernement israélien a par contre immédiatement accusé le Hamas, en dépit de sa négation de toute responsabilité, et déclenché une opération policière, disons, routinière, dans laquelle l’armée d’occupation a emprisonné 420 Palestiniens, fouillé plus de 2000 maisons et tué 5 personnes, dont 3 étaient également des adolescents.
Ni le gouvernement israélien, ni les gouvernements européens, ni la majeure partie de nos médias ne considéreront que cette « opération militaire » puisse justifier une riposte « légitime ». Pire encore, ils ne considéreront même pas que cette « opération » puisse provoquer à son tour une « vengeance barbare ». L’idée de vengeance – comme celle commise par ces « extrémistes » israéliens contre Mohamed Abu Khdeir - implique en effet d’assumer qu’il y a une victime d’un préjudice ou d’une injustice antérieures ; et si la réaction peut être considérée comme irrationnelle, et même criminelle, elle présuppose en tous les cas une douleur immense et une soif de justice inassouvie.
Dans ce cas ci, par conséquent, même la « vengeance barbare » est exclusivement réservée aux Israéliens, sensibles à la douleur et capables de distinguer entre le bien et le mal et pour cela même capables de commettre de temps en temps un petit mal lorsqu’ils sont aveuglés par la haine, la souffrance et, pour le dire ainsi, « l’excès de bien ». Les Palestiniens quant à eux ne peuvent pas se défendre légitimement d’une occupation illégale ; ils ne sont même pas assez humains pour se venger. Se venger de quoi d’abord ? Cela supposerait d’admettre des actes antérieurs et des responsabilités premières, et l’ « enquête policière » deviendrait ainsi une enquête historique très dangereuse pour l’existence même d’Israël.
En définitive, les Palestiniens ne se défendent pas et ne se vengent pas. Chaque attaque palestinienne est toujours la première, celle qui inaugure toutes les ripostes, et elles ne se fondent que dans le mal radical de leurs auteurs – antisémitisme ou simple nihilisme tautologique. Reconnaître chez les Palestiniens un « désir de vengeance » reviendrait à introduire l’histoire en Israël, qui est par définition autogène et éternelle. Mais nier aux Palestiniens y compris le plus irrationnel et criminel « désir de vengeance » implique ainsi de leur nier la plus élémentaire humanité.
Contrairement à ce qu’on prétend souvent, la négation de l’humanité des Palestiniens n’est pas du racisme, ou plutôt ce n’est pas seulement du racisme. C’est un impératif technico-politique : reconnaître leur humanité obligerait les Israéliens à remettre en question leur propre humanité elle-même ainsi que la fondation et l’histoire de leur Etat lui-même. Les Palestiniens ne peuvent donc pas être « vindicatifs ». Ils sont simplement le mal métaphysique et animal incarnés ; une négation radicale, comme les cellules cancéreuses (métaphore fréquemment utilisée par les sionistes). L’inhumanité palestinienne est inscrite, tout comme le caractère « juif » de l’Etat, dans la déclaration d’indépendance d’Israël. On ne peut pas renoncer à une chose sans renoncer à l’autre.
Ce que l’on appelle parfois avec euphémisme comme une « disproportion » de la riposte israélienne fait également partie de cette routine constitutive. Cette « disproportion » sert, bien entendu, à occulter l’occupation. L’idée même de « disproportion », comme celle de « vengeance », présuppose une action agressive antérieure, toujours première, celle de l’ennemi auquel on répond. Mais en même temps, la « disproportion », comme je l’ai écrit à d’autres reprises, se justifie par elle-même, se « charge de raison » et semble d’autant plus légitime quand elle utilise le plus de moyens et laisse le plus de victimes.
La « disproportion » militaire est telle qu’elle indique par elle-même, avec ses bombes au phosphore et ses nuages de fumée, une disproportion morale et ontologique : celle qui sépare la juste soif de justice ou, du moins, de vengeance, qui est propre aux Israéliens, dont le mal est ainsi circonscrit dans les frontières de l’humain ; et l’inhumanité inexplicable, gratuite et capricieuse des Palestiniens.
Oubliée la « disproportion » originelle de l’occupation, acceptée par tous la « disproportion » militaire en tant que signe d’humanité, sans doute excessive, des Israéliens, et de l’inhumanité des Palestiniens - à qui on ne reconnaît même pas la douleur humaine suffisante que pour désirer se venger - il n’est donc nullement anormal que nous ayons tous pu voir et lire dans tous les médias les photographies et les noms des adolescents israéliens assassinés, alors qu’il faut rechercher laborieusement l’image et le nom de Mohamed Abu Khdeir.
Je suis certain qu’il y a encore quelques années, cette « disproportion » était le résultat de consignes expresses et de manipulations conscientes. Aujourd’hui, il est probable que cela n’est même plus nécessaire et cela prouve la victoire symbolique d’Israël. Aujourd’hui, la majeure partie des Occidentaux, journalistes, analystes et citoyens lambda, précisément parce qu’ils comprennent le concept de justice et le défendent, considèrent tout simplement comme normal que les Israéliens aient un nom, un visage et des sentiments – car ils sont « des nôtres », c’est à dire humains – tandis que les Palestiniens ne peuvent en avoir, pas même à 16 ans, parce que la déclaration d’indépendance de l’Etat juif d’Israël – et les « disproportions » avec laquelle elle s’affirme tous les jours – exclut cette possibilité. La mère, le père, les oncles, les frères de Mohamed ne se vengeront pas : ils s’excluront, et avec eux tous leurs compatriotes, de l’humanité.
La condition même de la libération de la Palestine – dans une version ou un autre, et y compris en faisant des concessions en termes de justice historique – est la ré-humanisation médiatique des Palestiniens. Parce qu’ils sont responsables de leur déshumanisation, il faut exiger des médias occidentaux qu’ils collaborent à leur ré-humanisation. Ce ne sera que lorsque les Palestiniens auront un nom et un visage et que la mort de l’un de leurs enfants nous sera aussi insupportable que celle d’un enfant israélien (que dis-je, il suffirait que la mort de dix, de cent Palestiniens nous semble aussi inacceptable que celle d’un seul israélien !), ce n’est que lorsque nous serons mal à l’aise dans notre fauteuils en regardant le beau visage lisse de Mohamed, identique à celui de tout Espagnol du même âge, que nous aurons avancés vers une solution de la « question palestinienne ». Parce que nous commencerons alors à comprendre que la véritable question qu’il faut résoudre est en réalité la « question israélienne ».
C’est cela que craint le plus Israël : l’humanité des Palestiniens. Et c’est cela que nous devons tous - motivés par le sens le plus élémentaire de la décence et de l’empathie humaine ainsi que par le plus responsable des pragmatismes politiques - faire briller sous le soleil.
Source :
http://www.rebelion.org/noticia.php?id=186810&titular=inhumanos-palestinos-
Titre original : "Inhumanos palestinos". Traduction française et intertitres pour Avanti4.be : Ataulfo Riera