Où en est le mouvement israélien contre l’occupation ?
Par Michel Warschawski
Bien que
les manifestations du 4 juin aient été plus nombreuses que celles de ces
dernières années, le mouvement pacifiste en Israël traverse une crise depuis le
début de la décennie. Si les militants restent présents, ils trouvent beaucoup
plus difficilement écho dans l’opinion publique modérée.
Quatre à cinq
mille personnes ont participé à la manifestation du 5 juin à Tel Aviv qui,
traditionnellement, commémore le jour anniversaire de l’occupation de la
Cisjordanie, de la bande de Gaza et du plateau du Golan. Un bon score si on le
compare aux années précédentes où nous étions en général entre 1 000 et 2 000.
D’autant plus que, la veille, plusieurs centaines d’Israéliens s’étaient joints
à plus d’un millier de Palestiniens pour manifester à Beit Nuba-la Neuve, du nom
d’un des villages palestiniens de la Poche de Latroun rasés au lendemain de la
guerre de Juin 1967.
Certes, l’impact de la crise internationale
provoquée par la flottille Free Gaza est pour beaucoup dans la participation
relativement élevée à la manifestation de Tel Aviv. Nombreux sont les modérés
israéliens qui réalisent que la politique de l’extrême droite au pouvoir risque
de mener l’État d’Israël à la catastrophe, et que son isolement international
risque d’avoir de graves répercussions à moyen terme et certainement à long
terme. Ce qui (re)motive les pacifistes modérés c’est, en premier lieu, la crise
avec l’administration nord-américaine : on peut se fâcher avec le monde entier
tant que les relations avec la Maison Blanche restent au beau fixe, mais si des
nuages s’accumulent au-dessus de l’alliance stratégique qui lie les deux pays,
il y a lieu de se faire du souci.
Cela dit, le mouvement dit pacifiste
n’est pas encore sorti de la crise structurelle dans laquelle il se trouve
depuis 2 000. Dès son apparition, au cours de la première guerre du Liban en
1982, le mouvement de la paix était fait de deux composantes, ce que le
journaliste Uri Avneri appelle « le mécanisme de la grande roue et la petite
roue ». La petite roue est constituée par les organisations militantes, motivées
par la défense du droit et des droits, actives en permanence contre la politique
de guerre et de colonisation des divers gouvernements israéliens. Dès qu’une
nouvelle agression est perpétrée, ses composantes diverses se mobilisent pour
réagir et protester. Le plus souvent ensemble, dans le cadre de la coalition
contre l’occupation ou contre la guerre ou contre le siège de Gaza, selon
l’enjeu immédiat. Cette aile, que l’on appelle parfois « radicale », du
mouvement de la paix est composée des organisations de femmes pour la paix, du
mouvement Gush Shalom, des partis de gauche, d’ONG comme les Rabbins pour les
droits de l’homme ou le Centre d’information alternative, ainsi que de groupes
militants plus jeunes comme les Anarchistes contre le Mur. Elle peut mobiliser
plusieurs milliers de manifestants.
La grande roue est – ou, plutôt,
était – composée d’une partie de l’opinion publique modérée qui craint les
implications politiques, diplomatiques et morales de la politique de guerre et
d’occupation, même si une de ses caractéristiques est précisément de commencer
par soutenir l’effort de guerre / répression et le discours sécuritaire qui le
sous-tend. Elle était fortement représentée dans les partis de centre-gauche
(Parti travailliste, Meretz) et pouvait donc avoir un poids réel sur les
décisions politiques.
La petite roue qui met, petit à petit, en branle la
grande roue, c’est bien là le mécanisme du mouvement de la paix israélien. Et ce
mécanisme a été d’une grande efficacité entre 1982 et 2000 : c’est lui qui a
créé les conditions du retrait du Liban après le fiasco de 1982-1984 ; c’est lui
qui a forcé la main du gouvernement israélien pour reconnaître l’OLP et ouvrir
les négociations d’Oslo et de Washington.
Où en sommes-nous,
aujourd’hui ?
Si la petite roue a perdu un peu de ses forces et ne
mobilise plus que quelques milliers de manifestants, elle reste une réalité
visible et tangible dans la politique israélienne et, comme l’a montré la
manifestation du 5 juin, maintient ses positions. Le problème, c’est la
disparition de la grande roue, que représentait en particulier la Paix
Maintenant. Si la présence, acquise depuis deux ans, d’un représentant de la
Paix Maintenant aux réunions du collectif national des organisations qui luttent
contre l’occupation et la guerre, et la participation de ce mouvement aux
manifestations unitaires sont des avancées symboliques dans l’unité d’action
contre la politique gouvernementale, elles marquent cependant la
groupuscularisation d’un mouvement qui avait une base de masse et pouvait
mobiliser des dizaines de milliers de personnes. La Paix Maintenant n’est plus
qu’un groupe parmi d’autres, comme le Gush Shalom ou Ta’ayush, bien moins
significatif que le comité d’action contre la colonisation, Cheikh Jarah ou que
les Anarchistes contre le Mur.
Il reste, évidemment, à expliquer cette
disparition d’un mouvement qui avait pourtant joué un rôle essentiel sur la
scène politique israélienne. Celle-ci est due à la conjonction de deux
facteurs : le grand mensonge d’Ehoud Barak, en août 2000 et le 11 septembre. En
août 2000, Barak est revenu du sommet de Camp David en affirmant que tous ceux
qui avaient cru – et, en particulier, Yitzhak Rabin – qu’Israël avait un
partenaire pour négocier une paix israélo-palestinienne en la personne de Yasser
Arafat se trompaient gravement. Lui, Ehoud le Grand, avait les preuves que
derrière la soi-disant modération du leader de l’OLP se cachait un plan
diabolique d’éradication d’Israël. Venant d’Ehoud Barak, qui avait été élu sur
un programme de paix, c’étaient, pour les pacifistes israéliens, des paroles
d’Évangile. Deux ans plus tard, ce misérable personnage reconnaîtra qu’il avait
menti ; mais c’était trop tard car, entre-temps, il y avait eu le 11 septembre
qui confirmait, après coup, qu’Israël se trouvait en première ligne d’un clash
des civilisations entre l’Islam et l’Occident judéo-chrétien, et que la guerre
préventive menée à partir d’août 2000 par le trio néoconservateur
Netanyahou-Barak-
Les deux victimes du grand
mensonge de Barak furent son propre parti, devenu groupusculaire au détriment
d’une droite extrême, hégémonique dans l’opinion publique et à la Knesset, et la
Paix Maintenant qui, en quelques jours, a disparu du paysage politique
israélien, après que tous ses dirigeants et porte-parole eurent publiquement
fait amende honorable et demandé pardon à la droite qui avait vu juste sur la
véritable nature du mouvement national palestinien et ses plans
éradicateurs.
Cette disparition de la Paix Maintenant que le journaliste
israélien Guideon Levy considère comme irréversible change évidemment le rôle de
l’aile dite radicale du mouvement qui, de catalyseur d’une mobilisation de masse
pouvant peser sur les décisions politiques nationales, redevient un mouvement
cantonné dans la protestation et la dénonciation.
Il faut souligner, en
outre, un second changement majeur et négatif dans le mouvement
anti-occupation : la cassure entre Juifs et Arabes. Depuis 1982, la force du
mouvement antiguerre et anti-occupation, à la fois d’un point de vue quantitatif
et d’un point de vue symbolique, était le résultat d’une mobilisation
judéo-arabe commune. Dans toutes les grandes manifestations, des milliers –
parfois des dizaines de milliers – d’Arabes se mobilisaient aux côtés des
militants anticolonialistes juifs. C’était d’ailleurs une des différences avec
les rassemblements de la Paix Maintenant qui étaient composés presque uniquement
de juifs… et de sionistes, comme ses porte-parole aimaient le
souligner.
Depuis 2000, les Palestiniens d’Israël ne viennent plus
manifester à Tel Aviv ; c’est dans leurs villes et leurs villages qu’ils se
mobilisent (50 000 personnes à Nazareth lors de l’agression contre Gaza, il y a
un an et demi), ce qui explique, en partie, les dimensions modestes des
manifestations dites « nationales », qui deviennent de plus en plus des
initiatives de militantEs juifs uniquement.
Cette cassure doit nous
interpeller, car elle montre que la politique de séparation ethnique a également
contaminé le mouvement anticolonialiste, contribuant ainsi à son
affaiblissement.
Contrebalancent, dans une certaine mesure, ce recul, les
liens étroits qu’a réussi à créer la nouvelle génération militante. Que ce soit
à Bil’in, à Cheikh Jarah ou à Silwan, jeunes militants palestiniens et
israéliens ont su, à travers leur propre chemin, créer une coopération forte
qui, contrairement aux générations précédentes, s’est forgée dans l’action
plutôt que sur un travail idéologique et programmatique. En ce sens, elle est
dans l’esprit de notre temps et participe de cette nouvelle dissidence qui a
émergé, il y a une décennie, à Seattle et a été le socle sur lequel se sont
développés les forums sociaux. En ce sens, malgré ses spécificités, l’état du
mouvement anticolonialiste israélien n’est pas très différent de celui du
mouvement social global.
Revue TEAN 12 (juillet août 2010)