Darwich n’est pas mort !
samedi 27 juin 2009, par François Xavier
Non, Mahmoud Darwich n’est pas mort puisque son œuvre lui survit, elle demeure et demeurera parmi nous pleine et entière, flamboyante et nostalgique, épique et savoureuse, romantique et corsée ; et que n’ai-je encore d’adjectifs en réserve pour tenter de dépeindre une poésie unique qui n’aura jamais de ressemblance : la voix de Darwich planera dans nos mémoires - surtout pour ceux qui étaient avec moi un certain soir d’octobre 2007 à l’Odéon - et ses vers cristalliseront l’épure dans nos yeux à chaque poème lu dans la réminiscence d’un homme en quête d’absolu.
Trois objets viennent appuyer cette vérité : le dernier livre publié du vivant de Mahmoud Darwich, qui rassemble une centaine de textes courts - en vers ou en prose - écrits au fil des jours et qui composent un journal sans plan ni restriction thématique, La Trace du papillon ; une anthologie bilingue qui retrace l’itinéraire poétique de Darwich depuis le début des années 1990 en regroupant des poèmes extraits des sept recueils dont chacun a été considéré à sa sortie comme un élément essentiel de l’histoire de la poésie arabe ; enfin, point d’orgue - et diable qu’on l’attendait depuis des années ! - un témoignage sonore, le récital de l’Odéon car, comme toute œuvre poétique orientale, la poésie de Dariwch est avant tout musique, une œuvre écrite pour l’oralité et si sublimement magnifiée par la voix du poète qui savait psalmodier son œuvre comme personne ... et admirablement lue par Didier Sandre, pour la version française. Une salle bondée de près de mille personnes, une ambiance de corrida parfois, de cathédrale à d’autres moments, ferveur et recueillement se jouaient de nos émois durant tout le récital : ce jour-là, Darwich récita une quinzaine de poèmes, extraits pour l’essentiel de ses deux derniers recueils, et sa voix portée par l’acoustique du lieu rythmait la mélodie des mots au son d’une voix chaude et envoûtante ... Et quand le public n’en pouvait plus, que le cœur allait exploser, avec une infime délicatesse, le oud des frères Joubran venait rafraîchir les gorges dans des improvisations d’une rare justesse. L’instant était de grâce, la poésie cristalline de Darwich avait alors son écrin le temps d’une soirée, c’était le dimanche 7 octobre 2007 ...
Comme toujours, ce n’est qu’à la mort d’un homme que l’on comprend qu’il vient de se passer quelque chose, pas qu’il n’était, comme nous, qu’un mortel en attente du grand voyage, mais qu’il était l’un des élus qui pointent, toute leur vie durant, la direction à prendre, et que bien peu suivent. Mahmoud Darwich avait su imposer son détachement qui n’était pas de l’indifférence, son œil averti qui n’était jamais critique mais impitoyablement précis et qui influait sur son discours constructif et lucide qui n’avait que faire des idéaux politiques nauséabonds qui nuisent tant à la région. Et même s’il avait su galvaniser les foules, conquérir un public que certains voient déjà comme large, il est vrai, cependant, le grand public, comme on l’entend, est parfois resté à l’écart. Non pas en Orient où les récitals de Darwich déplaçaient des foules entières de plusieurs milliers de personnes - je me souviens de cette cité sportive, à Beyrouth, brûlant sous un soleil d’été qui n’épargnait aucun millimètre et dans une touffeur digne d’un four ébouillantée par une humidité complète - mais personne ne bougeait, personne ne respirait, surtout, personne n’aurait donné sa place ; plus de vingt mille personnes brûlées de soleil étaient au sommet de leur plaisir intellectuel - et physique aussi, j’ose le dire - à l’écoute du poète palestinien qui revenait au pays du cèdre après les tragédies de l’Histoire pour déclamer une poésie d’amour et d’éternité.
La Trace du papillon que publie, en français, à titre posthume, les éditions Actes Sud, est sans doute le seul livre qui pourrait résumer tous les autres ; comme un fait avéré du destin en marche, comme si Darwich sentait, savait la fin s’approcher et qu’il s’en jouait en écrivant une sorte de journal qui n’en est pas un, pas uniquement un ni même un recueil mais plutôt une synthèse, un carnet de croquis qui démonte les légendes et affirme l’œuvre et la démarche. Sincère, dévastatrice, prémonitoire, dénonciatrice et incantatrice aussi, sa parole libérée s’envole le temps d’un texte, poétique ou en prose, la forme ici n’a qu’une utilité pratique, car le message est tout : "La solitude est le propre de celui qui se prend en charge. Il écrit cette phrase, regarde le plafond et ajoute : Etre seul... être capable d’être seul est une auto-éducation. Etre solitaire c’est choisir sa variété de douleur, s’exercer à conjuguer les verbes du cœur avec la liberté de l’autodidacte... C’est comme être vide de son dehors, contraint à sauter en soi-même sans parachute."
En effet, Darwich était seul, trop pudique pour évoquer sa vie privée, on ne lui a jamais connu de compagne ... sauf cette fameuse Rita qui est venue hanter certains de ses recueils, Rita cet amour fulgurant, cette passion magistrale qui dura deux années et se solda par un échec car elle était juive, et la guerre de 1967 se chargea de briser leur passion : un arabe amoureux d’une juive, et vice-versa, c’était intolérable pour les communautés respectives, c’était trop beau pour que le monde puisse l’accepter ... Darwich sera alors cet arabe délaissé qui verra "entre Rita et [ses] yeux un fusil" alors qu’il se souvient que "le nom de Rita prenait dans [sa] bouche un goût de fête / dans [son] sang le corps de Rita était célébration de noces".
Résumé d’une vie, d’une œuvre et d’un destin, sans doute, mais quel vilain mot que ce résumé, évoquons plutôt un inventaire, une épopée de l’absurde qui sévit en Palestine, ce pays virtuel voué à subir le diktat des puissants et que Darwich dénonce si froidement : "Mais, pour notre bonheur ou notre malheur, les historiens étrangers, spécialistes de nos destinées et de notre histoire orale, n’étaient pas là et nous n’avons pas su ce qui nous était arrivé !" Tout comme il rappelle aux critiques qui jugent et assènent, péremptoires, des sentences au lieu de chercher à comprendre pourquoi le poète a choisi tel chemin que, si elles l’"assassinent parfois", il ne meurt pas : "je les remercie du malentendu / et repars en quête de mon nouveau poème !" clame-t-il, comme un pied-de-nez à la bienséance qui n’a pas de place dans la création artistique.
Darwich a toujours été d’une extrême exigence dans son travail avec le matériau poétique, il s’est sans cesse questionné sur le devenir de la poésie, sur sa place dans le monde et le message qu’elle devait apporter aux humains ... Et pourquoi lui et pas un autre, comme, par exemple, Samih al Qassim ? Sans doute l’étiquette poète palestinien a-t-elle participé à mettre un projecteur sur son travail - trop souvent aussi, l’a-t-elle enfermée dans le carcan de la politique - mais elle n’aurait certainement pas permis une "carrière" de plus de quarante années au sommet de la gloire. Si la poésie de Darwich a atteint le firmament de la reconnaissance internationale, aussi bien à une large majorité d’amateurs éclairés qu’à un petit cercle de studieux connaisseurs, c’est qu’elle est la fille d’un poète à l’intelligence étincelante, à l’aura exceptionnelle, à l’élégance drapée d’une classe toute naturelle ; et à une rigueur dans le travail à nul autre pareil ...
Oui, Darwich est Palestinien, et la plus grande tristesse qui accompagne sa disparition est bien celle de se dire qu’il n’aura jamais vu la création de l’état palestinien tel qu’il devrait être depuis longtemps. Désillusion que cette farce du destin qui a osé se jouer de celui qui - avec Elias Sanbar, son ami, son traducteur - a su si bien définir les particularités de la culture - et donc de l’identité - palestinienne. Personne n’avait, n’a et n’aura exprimé avec autant de force, d’amour et de détermination ce qu’est l’aspiration la plus profonde de tout un peuple en quête de reconnaissance et d’autodétermination. Embarqué malgré lui dès 1964 (avec le fameux Inscris, je suis arabe !) dans cette "poésie de la résistance" - et confirmé quelques temps après quand un certain Marcel Khalifé mit en musique un petit poème tout simple dédiée à sa mère qui devint un hymne panarabe - Darwich ne se défila pas face à ses nouvelles responsabilités mais il ne s’y laissa point enfermer. Au contraire, chantre de l’amour courtois et de l’arabité universelle, il alla son chemin vers les plaisirs célébrés et la mémoire préservée. Celle de l’Andalousie perdue, rappelée sans cesse comme un songe en devenir dans ce que pourrait, dans ce que devrait être cette Palestine moderne laïque et démocratique que le "vieux" Arafat tenta vaillamment de construire sur des promesses en l’air et des traités ignorés.
Mais en attendant, le vide domine, c’est bel et bien le règne du rien !
SUR LE RIEN
C’est le rien qui nous emporte au rien.
Nous avons scruté le rien à la recherche de son sens ...
mais un rien ressemblant au rien nous dépouilla du rien
et nous eûmes la nostalgie de l’absurdité du rien,
car il est plus léger qu’une chose qui nous réifie ...
L’esclave aime un tyran
car la majesté du rien change la statue
en idole
et l’esclave hait le tyran
si sa majesté s’abaisse sur une chose
que l’esclave voit banale.
Il aime alors un autre tyran
né d’un autre rien ...
Ainsi le rien se reproduit-il d’un autre rien ...
Quel est donc le rien, ce maître renouvelé,
multiple, tyrannique, orgueilleux, collant,
bouffon ... quel est donc ce rien ?
Une indisposition de l’âme, peut-être,
une énergie refoulée
ou un railleur rompu
à décrire notre état !
Poète arabe donc, Mahmoud Darwich, oui mais poète universel surtout, même s’il est lu dans tout le monde arabe, mais pas seulement, car il est d’une rare, d’une extraordinaire modernité dans la norme métrique qu’il utilise dans son écriture : il ose lier les canons anciens de la tradition à la norme contemporaine pour offrir au lecteur cette musique unique, ce film d’émotions et d’images qui se lient dans un songe qui est bien plus qu’un simple poème écrit noir sur blanc.
Jamais enclin à une quelconque mansuétude envers son travail, premier critique de ses poèmes, Darwich brisa les interdits et s’adonna à la poésie, toute la poésie - et au diable les critiques, notamment celles qui l’incendièrent à Beyrouth, dans les années 1970, quand il publia l’Essai numéro 7 et Noces, ayant choisi d’aller vers une poésie contemporaine et moderne ... Il balaya d’un revers de main cette indécence si caricaturale car il savait avoir le droit de s’extraire de l’anthropologie du poème uniquement partisan, il maintint le cap, et continua son chemin, parvenant dans l’art de la maîtrise de la métaphore à un tel point d’excellence qu’il imposa au monde la Palestine comme métaphore universelle. Oui, la Palestine est désormais l’Andalousie du XXIème siècle, et si elle a de plus en plus de fervents défenseurs, ce ne sont plus seulement des patriotes, des ONG, des anarchistes ou des idéalistes, mais plutôt des nouveaux romantiques, des utopistes qui savent que le rêve de tout homme de vivre en paix et en harmonie avec les trois religions du Livre en un seul et même lieu, cette capitale humaniste que pourrait être Jérusalem/al-Qods, est à portée de main, si tant est qu’un homme politique, un seul, enfin, daigne voir le monde avec les yeux de Mahmoud Darwich ...
Aussi l’espoir demeure de jours meilleurs dans la lecture et l’écoute de ces trois nouveaux éléments de son œuvre désormais à notre portée. Si Darwich se définissait souvent comme un poète troyen et que beaucoup y on vu un hommage aux vaincus, je n’adhère pas à ce seul qualificatif car si Troie n’est plus, la Palestine vaincue se relèvera et sera un jour le phare de l’humanité car elle incarnera la tolérance et le métissage, ce qu’aucun état, aucune culture, à ce jour, est en mesure d’appréhender contrairement à ce que certains veulent bien nous faire croire.
Il me manque, pas vous ?
***
Mahmoud Darwich
Périphérie du 27e Marché de la Poésie
Mardi 30 juin à 20h00
à la Bibliothèque Sainte-Geneviève
10, Place du Panthéon 75005 - Paris
Fermeture des portes à 20h15