Michel Warschawski, journaliste israélien et cofondateur de l’association Alternative Information Center, basée à Jérusalem, est un activiste bien connu pour ses positions antisionistes et pacifistes. Dans son blog « Mikado », il analyse des articles de presse pour une meilleure compréhension des faits au-delà des titres et du discours apparent. Le Croco l’a rencontré fin mars 2009, et lui a posé quelques questions sur l’évolution d’Israël après les dernières élections législatives qui s’y sont déroulées en février.
Le Croco : Les élections législatives qui se sont déroulées en Israël ont vu une poussée très forte de la droite. Quelles répercussions cela pourra-t-il avoir sur la politique étrangère israélienne ?
Plus qu’un renforcement de la droite, ce qui caractérise les dernières élections législatives, c’est l’écroulement de la gauche institutionnelle, sa quasi disparition, avec pour symbole le fait que l’extrême-extrême-droite a obtenu plus de députés que le Parti travailliste, ce qui est vraiment unique dans l’histoire d’Israël. Mais c’était attendu. Lorsque la gauche a soutenu l’agression de Gaza et a repris l’ensemble du discours de la droite, il est évident que le grand public n’a plus vu l’intérêt d’une gauche qui était de toute façon déjà en crise depuis longtemps ; et lorsque les dirigeants du Parti travailliste, plus particulièrement Ehud Barak, annoncent clairement que les travaillistes rejoindront le gouvernement de droite, avec Barak comme Ministre de la Défense, la gauche institutionnelle perd sa raison d’être. En termes de répercussions sur le dossier israélo-palestinien, je ne crois pas que cela fera une grande différence. Il n’y avait rien jusqu’à présent, et cela continuera à n’être rien ! Le discours sera simplement moins hypocrite, on parlera moins de processus de paix, il y aura sans doute moins de rencontres protocolaires avec les dirigeants palestiniens : ils ne s’aiment pas, ils faisaient jusqu’à présent semblant de s’aimer. Je pense que l’impact d’un gouvernement très à droite se fera davantage sentir au niveau interne à l’Etat d’Israël. Celle qui me semble être la première victime annoncée, c’est évidemment la minorité palestinienne en Israël, ceux qu’on appelle les arabes israéliens. Ils n’aiment pas ce nom : ils préfèrent être nommés les Palestiniens de l’intérieur. Il y a déjà eu durant la campagne électorale, et cela se poursuivra, une remise en question des acquis des dernières décennies, en termes de légitimité et de droits. Le gouvernement va agir, et vite, pour remettre en question toute une série d’acquis, mais je dirais que, davantage qu’en matière institutionnelle, il faut s’attendre – on le voit déjà - à un changement de discours, qui se fait plus menaçant. Ce n’est pas par hasard si le slogan principal du parti d’extrême-droite, Israël Beitenou, d’Avigdor Lieberman, qui va devenir Ministre des Affaires étrangères et Vice-premier ministre du nouveau gouvernement, ne concernait pas la question palestinienne dans son ensemble, mais bien les Palestiniens de l’intérieur : «Pas de loyauté, pas de citoyenneté». Il menace de conditionner le statut constitutionnel de plus d’un million de personnes, vingt pourcents de la population, à une allégeance. On le voit déjà avec les députés, chaque fois qu’un discours semble trop critique, ce sont des menaces de changer le système électoral, de rendre conditionnelle à un acte d’allégeance la possibilité de présenter des candidatures ou, au moins, à ce qu’il n’y ait pas telle ou telle déclaration. Il s’agit en fait d’interdire l’expression de ce qu’est le sentiment de la population palestinienne en Israël, sa solidarité avec ses frères de Cisjordanie et de Gaza. Le discours de la droite s’exprime plus généralement par une remise en question de certains des aspects du libéralisme israélien, libéralisme dans le sens américain du terme, à savoir le libéralisme politique d’une société. En Israël même, il y a des libertés fortes. Un petit exemple : quinze jours après les élections, je négociais un permis de manifester, pratique normale. En général, cela se fait presque automatiquement, on connaît les règles, on sait sur quels détails l’on va devoir négocier, mais là c’est tout juste s’ils ne nous disaient pas : «Mais qui vous permet de manifester ?». On a dû mettre les points sur les i en menaçant d’en référer directement à la Cour Suprême, qui représente toujours un barrage aux dérives non démocratiques, plus pour longtemps peut-être.
Le Croco : A côté de la gauche institutionnelle, on estime que le mouvement de gauche, pacifiste en Israël, n’est plus que l’ombre de lui-même. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?
Ce qu’on a appelé le mouvement pacifiste israélien était composé d’une grande roue et d’une petite roue, la petite roue activant la grande. La petite roue, c’est l’ensemble des organisations, des mouvements, des associations qui s’opposent par principe à l’occupation, qui sont anti-guerre, anti-colonisation, qui se regroupent depuis une quinzaine d’années dans une coalition flexible selon les enjeux, avec l’ensemble des organisations de femmes pour la paix, les différents mouvements de soldats, le bloc de la paix (Gush Shalom), quelques ONG, dont l’Alternative Information Center, certaines organisations de défense des droits humains, comme les Rabbins pour les droits de l’Homme. Dans les moments favorables, cette petite roue pouvait mobiliser dix à douze mille personnes ; dans des circonstances moins propices, six à huit mille personnes. Il y a la grande roue, la Paix Maintenant, un mouvement large qui pouvait mobiliser des dizaines, voire des centaines de milliers de manifestants et qui, contrairement à la petite roue, représentait une opinion publique. Quand la petite roue parvenait à mettre en branle la grande roue, on savait qu’on allait gagner, tôt ou tard. Cela avait un impact direct sur le Parti travailliste, sur les décisionnaires. C’est une partie de la société, parfois majoritaire, qui s’exprime, par exemple, contre la guerre au Liban, pour la reconnaissance de l’OLP. On a connu de grandes victoires grâce à ce mécanisme bien rodé. La situation aujourd’hui est la suivante : la petite roue, si elle n’est pas à son sommet, fonctionne bien, dans une bonne atmosphère. On a pu mobiliser, lors de l’attaque de Gaza, cinq à six mille personnes, on a pu mobiliser, lors de l’agression du Liban en 2006, jusqu’à dix mille personnes. La stagnation de la petite roue est secondaire. Le gros problème, c’est qu’il n’y a plus de grande roue. Aujourd’hui, la grande roue est dans un état de coma dépassé. Le journaliste Gidéon Lévy a écrit un article très fort dans le quotidien Ha’aretz il y a quelques semaines ; il y écrivait : « C’est la fin ! ». Ce n’est pas une crise par laquelle tout mouvement de masse passe un jour, c’est un tournant historique : il n’y a plus de gauche en Israël. Et donc, la petite roue tourne à vide. On est là, on proteste, cela devient une voie de protestation alors qu’autrefois on accrochait sur la réalité. On n’allait pas manifester pour simplement crier notre colère, notre opposition, mais bien parce que l’on savait que, de la sorte, on pouvait mettre en mouvement des forces bien plus puissantes que nous. Il y a eu un écroulement, et notamment un écroulement générationnel. Il n’y a pas de relève. En terme de direction du mouvement, il n’y a personne qui puisse prétendre être en phase avec l’état d’esprit des plus jeunes. Ce sont les mêmes personnalités qui, en 1977, ont constitué la Paix Maintenant qui restent à sa tête encore aujourd’hui. Elles vieillissent et perdent un peu le contact avec la réalité. Pour montrer l’ampleur du désastre : les dirigeants de la Paix Maintenant, qui jamais ne se seraient mis à la même table que nous, puisqu’ils étaient respectables et respectés, qu’ils faisaient « de la vraie politique » alors que nous, selon eux, faisions de la « protestation », se retrouvent dans notre coalition, comme n’importe quel groupuscule. Lors d’une des dernières manifestation pour Gaza, je me retrouve à côté du secrétaire général de la Paix Maintenant. Il me prend par le bras et me dit : « Tu vois, enfin nous sommes ensemble ! ». Et de me demander : «Tu es content ?» Je lui réponds «Oui et non. C’est votre défaite qui fait que nous sommes ensemble. Moi, je ne suis pas heureux de votre défaite.» Il n’y a donc plus cette opinion de masse. Il faudra attendre qu’une nouvelle génération prenne la relève, et là nous sommes dans le long terme. Ce n’est pas dans les deux ou trois années à venir que l’on retrouvera un mouvement de la paix capable de mobiliser largement.
Le Croco : Pourquoi cette disparition de cette opinion de masse de gauche ? Qu’est-ce qui a créé cette désaffection ?
La conjonction de deux choses ! En fait, il y en a trois, mais la troisième est extrêmement difficile à expliquer. Je vais donc commencer par celle-là. Il y a toujours eu un complexe en Israël que ne connaissent pas les membres de la petite roue, qui sont des dissidents dans leur philosophie, dans leur politique, dans leur âme. Lorsqu’il y a eu des mouvements d’opinion critique contre la guerre au Liban, contre la répression de la première Intifada, ils se sont accompagné d’un malaise. Pour prendre une expression biblique, au commencent est l’Union ! Quand on est obligés de se scinder autour d’un enjeu politique central, comme la guerre ou l’occupation, on le fait avec douleur. C’est comme une cassure dans la famille, et l’on ressent une grande souffrance. La gauche institutionnelle, le mouvement large pour la paix, sont vécus comme des exceptions, comme des moments provisoires, et, l’on rêve en fait de retrouver cette unité que l’on retrouve à l’armée. C’est ce que j’appellerais l’aspect tribal d’Israël. Ce tribalisme est particulièrement fort dans ce pays, parce qu’il est petit, du fait de son histoire, pour mille raisons. Voilà pour la première cause. La deuxième raison est conjoncturelle. En août 2000, moment charnière, Ehud Barak revient du sommet de Camp David avec l’argument selon lequel les offres généreuses d’Israël ont été rejetées par Yasser Arafat. Ce n’est pas ce point qui est important dans son propos. Ce qui l’est, c’est ceci : «Moi, Ehud Barak, j’ai sauvé Israël de la naïveté d’Yitshak Rabin. Tous ceux qui ont cru que les arabes étaient prêts à faire un compromis avec nous, ont été trompés. Ils veulent nous rejeter à la mer. Moi, Ehud Barak, j’ai sauvé Israël au dernier moment». A la suite de ce discours, des articles, des interviews, des reportages, concentrés en une dizaine de jours, ont martelé qu’on avait compris et qu’on demandait pardon à la droite. Nous étions en plein délire métaphysique politique : on avait oublié le destin du peuple juif qui jamais ne serait accepté par le monde. Et le mouvement pacifiste s’est écroulé. é-CROU-Lé. Pour en revenir au discours de Barak, il se raccroche à ce dont je parlais, l’esprit tribal : il faut à nouveau être unis, mettre fin à cette cassure qui a mené à l’assassinat du Premier ministre Rabin. La grande majorité rêvait de recoller les morceaux éparpillés. En soi, le discours de Barak n’est pas suffisant pour tout expliquer. Mais un an plus tard, c’est le 11 septembre. Troisième raison. Cet événement donne une cohérence globale à l’argumentaire de Barak. Beaucoup ont dit alors que l’enjeu n’était pas israélo-palestinien, qu’il était bien plus large que cela, qu’on devait penser en terme de guerre, d’un conflit permanent entre l’islam et la civilisation judéo-chrétienne. Le choc des civilisations de Huntington. Les Palestiniens sont l’avant-avant-poste des barbares, avec derrière eux la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, bref tous les «sauvages», tandis qu’Israël est l’avant-poste de la civilisation, de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de la démocratie. Et le mur, c’est une nouvelle muraille de Chine, un nouveau Mur de Berlin, entre les bons et les mauvais, entre l’axe du mal et les forces du bien, qui protège et sépare le monde civilisé des barbares. Ce discours néoconservateur, déjà présent, s’imposera avec le 11 Septembre.
Le Croco : Les Palestiniens portent-ils une responsabilité dans l’effondrement de la gauche israélienne ?
C’est une question presque philosophique. Si l’on prend la chronologie, alors je dis «Non !». Les Palestiniens ont toujours réagi à quelque chose qui avait commencé du côté israélien. D’un point de vue de stratégie politique, par contre, les Palestiniens ont une part de responsabilité. Même si ce qui se passe du point de vue de l’historien est une «réaction à», du point de vue politique et éthique, le phenomène lui-même a un sens. La vague d’attentats était réactive, elle répondait à une nouvelle agression israélienne alors que les Palestiniens avaient tendu la main, avaient accepté des compromis extrêmement douloureux. Il y a quelque chose d’excessivement humiliant dans l’attitude des trois gouvernements israéliens qui ont suivi celui de Rabin, les gouvernements Netanyahou, Barak et Sharon, qui ont dit aux Palestiniens : «Vous vous êtes fait avoir ! C’était ce naïf de Rabin, manipulé par Peres, qui vous a fait croire que nous étions prêts à la paix, mais ce n’est pas vrai. Oubliez tout !» Ce qui a fait le plus mal aux Palestiniens, ce ne sont pas les résultats politiques, mais l’humiliation, cette gifle. «Malgré tout ce que vous, Israéliens, nous avez fait, des décennies de colonisation, on vous tend la main et vous nous répondez en nous giflant. Maintenant, tant pis, vous trinquerez». Une gifle, c’est bien plus douloureux qu’un coup de poing. Cette humiliation a provoqué une vague d’attentats qui a évidemment renforcé le discours du choc des civilisations. C’était concret. Celui qui pose une bombe dans un autobus et qui tue des civils, ne veut pas vivre avec nous. Et, même si je peux facilement expliquer pourquoi ces attentats ont été commis, cela ne rend pas moins les Palestiniens responsables de l’effet produit, de l’isolement dans lequel ils se sont retrouvés, de cette situation scandaleuse dans laquelle Israël, alors qu’elle était en pleine phase d’agression, a pu avec l’aide d’une partie de l’opinion publique internationale se présenter à nouveau comme la pauvre victime.
Le Croco : Les actes commis par l’armée israélienne à Gaza, cela ne pourrait pas retourner l’opinion publique internationale contre l’Etat hébreu ?
A court terme, ils l’ont retournée, c’est clair. Les manifestations monstres et spontanées partout dans le monde montrent que l’opinion publique internationale a été choquée par les événements de Gaza. Il y a là une cassure entre, d’une part, l’état de l’opinion publique et, d’autre part, les prises de position des politiques, avec des répercussions, à mon avis, beaucoup plus graves au Moyen-Orient. On le ressent en regardant certaines chaînes de télévision : le peuple ne se sent pas représenté. En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, ce que le peuple ressent profondément, dans ses tripes, n’est pas du tout exprimé par la politique des gouvernants. Je ne parle même pas de l’Egypte qui est dans la collaboration, mais par exemple de la Jordanie, qui s’est montrée plus intelligente et très discrète, qui n’a pas remis en question le processus de paix avec Israël, qui a simplement gelé les choses. Cela était bien en-deça de ce que les gens attendaient. J’ai entendu à la télévision des gens dire : «Chavez suspend les relations diplomatiques avec les Etats-Unis, et nous les arabes ne faisons rien !». C’est très dangereux pour la stabilité des Etats, pour leur légitimité. C’est là où Israël, une fois de plus, joue un rôle déstabilisateur, et je pense que l’administration Obama devra prendre cela en considération.
Le Croco : On parle de choc des civilisations. Obama, élu président des Etats-Unis, est relativement un contre-exemple de ce choc des civilisations. N’y a-t-il pas là un paradoxe entre une politique américaine qui pourrait être plus pro-arabe ou moins pro-israélienne, en tout cas moins manichéenne, et le durcissement israélien.
C’est plus qu’un paradoxe, et l’on peut s’attendre à ce qu’il y ait tôt ou tard de l’eau dans le gaz entre Washington et Tel-Aviv. Ce n’est pas simplement limité au fait de savoir qui est Obama. La victoire d’Obama, ou plutôt la déroute des néoconservateurs est un choix de l’opinion publique américaine, et même de la classe politique américaine qui a dit, cela suffit ! La stratégie néoconservatrice a échoué, en Irak, en Afghanistan, et ce que Barack Obama représente, c’est une autre stratégie, qui sera plus multilatérale, moins brutale, plus diplomatique. Mais là où l’on va s’amuser, c’est qu’en ce moment de changement de mentalité politique américaine, on élit celui qui a été l’idéologue n°1 dans les think-tanks néoconservateurs israélo-américains, Benyamin Netanyahou. Netanyahou a été le père, le penseur, le stratège, dès les années ’80, de la pensée néoconservatrice. Think-tanks dont les Européens ont sous-estimé l’importance à l’époque ; cela paraissait un phénomène réunissant quelques fanatiques. Ceux-ci ont quand même dominé le monde un certain temps ! A Washington,on jette le néoconservatisme à la poubelle – c’est un peu court, parce qu’il y a des tensions, il y a encore des courants qui vont se battre pour maintenir des éléments de cette politique, en particulier au Proche-Orient. Et en Israël, on a Netanyahou. Et je pense que c’est lourd de conséquences dans le cadre de l’alliance stratégique israélo-américaine que personne ne veut remettre en question à court terme. Mais à moyen terme il y aura des tensions. On peut se retrouver dans une alliance sans pour autant voir tous les enjeux de la même façon. Essayez d’imaginer Avigdor Lieberman rencontrer Obama. Ce sont deux mondes antithétiques, même s’ils se peuvent se retrouver dans le cadre d’une grande alliance stratégique.
Le Croco : Si les juifs américains ont soutenu massivement l’offensive sur Gaza, il semblerait qu’ils soient beaucoup moins chauds sur la politique de droite qu’annonce le gouvernement Netanyahou.
Certainement, certainement. Cette politique israélienne est perçue par les juifs américains comme elle est perçue par l’électorat de la classe moyenne dans le monde occidental, à savoir comme totalement anachronique : on repart en guerre !? on va attaquer l’Iran !? Alors qu’on avait un sentiment justifié d’une orientation vers l’apaisement. Le gouvernement présent n’est pas populaire auprès des institutions juives américaines fortes et représentatives, bien plus qu’en Europe, de la partie organisée des communautés juives aux Etats-Unis. Il y a un lobby juif sur Israël – pas dirigé vers la Maison Blanche : on a déjà vu des pages d’annonce, je pense au New York Times, qui appellent Israël à ne pas rompre le processus de négociation, et qui tendent à dire : nous soutenons Israël pour autant qu’elle n’entre pas dans une politique de folie, à la Lieberman. Le rôle des lobbies américains en général, juifs américains ici, est de faire pression, d’être parfois un frein, sur les choix de la Maison Blanche. Israël et son lobby poussent à une attitude dure, agressive vis-à-vis de l’Iran. Un des objectifs de ce lobby a été jusqu’à présent de maintenir le ton et les perspectives de l’administration Bush. Mais si ce lobby se fâchait avec la politique du gouvernement israélien, s’il s’affaiblissait, s’il disparaissait ? Si les rôles étaient inversés, et que ce lobby soit influencé par la Maison Blanche, Israël perd un outil d’influence sur la politique extérieure américaine au Proche-Orient. Il faut se rendre compte que c’est en marge que les lobbies sont influents, pas sur le fond de la politique qui est dicté par les intérêts de la nation américaine.
Le Croco : La crise financière mondiale a-t-elle des répercussions en Israël et sur la puissance de l’Etat hébreu ?
Israël a été l’un des derniers Etats touchés par la crise, elle avait des «réserves de graisse» qui lui permettaient d’y échapper jusqu’à présent. Mais, maintenant, la crise est là, les usines ferment, ... Ce qui va provoquer de graves problèmes sociaux, tout d’abord parce que l’on retombe de haut. On a connu plus de dix ans d’une grande prospérité, d’un enrichissement global d’Israël. De façon générale, même si Israël a ses pauvres comme dans tout système néolibéral, c’était la prospérité. Tel-Aviv et son développement en sont des exemples concrets. Le problème en Israël, c’est que les couches pauvres, la périphérie, sont très localisées. Ce sont des villes entières, les villes de la périphérie, des émigrants, du développement, qui ont été construites durant les années ’50 et ’60 autour d’une ou deux industries, et qui se sont crashées une première fois lors de la crise de l’industrie du textile – délocalisée en Asie du Sud-Est – mais qui ont connu une reconstruction industrielle avec le high-tech et la venue des immigrants russes. Ces villes sont socio-économiquement très fragiles. Dès lors qu’on entre dans la crise économique, ce sont des villes entières qui craquent. Il y a la hantise chez les plus anciens de revenir aux années ’50, où c’était vraiment le tiers-monde en Israël. On n’y est pas encore, mais les usines ferment très rapidement, et cela fait effet boule de neige. Quel impact cela aura-t-il sur la politique israélienne, je ne sais pas. Cela peut rendre le gouvernement très impopulaire, cela peut le pousser à faire du populisme, cela peut même le pousser dans une logique de guerre pour faire du fric et détourner l’attention. Je ne crois pas qu’Israël ait jamais fait la guerre dans l’objectif de faire diversion quant aux problèmes intérieurs, mais cela a cet effet collatéral qui n’est pas négligeable malgré tout. Cela calme l’agitation intérieure, et cela réduit le chômage superficiellement parce qu’on mobilise davantage de personnes.
Le Croco : Quid de la politique de colonisation à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ?
Elle se porte à merveille ! Elle est extrêmement rapide, et c’est une constante. Elle n’est pas liée à tel ou tel gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche. C’est un intangible israélien. La seule différence que l’on connaîtra avec le gouvernement Netanyahou, ce sera le fait d’élargir les zones colonisables, de créer une certaine carte des terres à conquérir, à annexer de fait, à «israéliser», et des zones où Israël ne trouve aucun intérêt à être : Jenine, Naplouse, … Ces zones sans intérêt, c’est l’Etat palestinien. Ce qu’on appelle les «blocs de colonies», ce sont des zones sur lesquelles Israël veut garder la main-mise. Pour toujours. La différence avec le gouvernement Netanyahou, c’est qu’il va redéfinir ces zones et les élargir. Il s’agit de redéfinir la carte d’Israël. Cela fait plus de trente ans que c’est mis en œuvre, plus ou moins publiquement. Le mécanisme de colonisation avance avec sa propre dynamique, indépendamment des conjonctures politiques, comme un bulldozer. Le gouvernement n’a parfois plus besoin de siéger pour décider d’agrandir telle ou telle colonie, cela se fait par les administrateurs militaires et les colons, qui sont les seuls à vraiment connaître les cartes, à les avoir intériorisées, et qui concrétisent le grand plan colonisateur d’Ariel Sharon.
Le Croco : Les frontières de 1967, on oublie ?
Là, c’est une autre question. Il s’agit de la question de la réversibilité des actes. Dans le discours israélien, c’est oublié. En ce qui me concerne, je ne crois en aucun cas à l’irréversibilité des faits matériels. Une carte peut être modifiée dans un sens ou dans l’autre. Des empires se sont effondrés. La colonisation a été réversible : l’Algérie est redevenue algérienne. Ce ne sont pas 400 000 colons qui vont arrêter l’Histoire : c’est une question de volonté politique, de rapport de forces politique, tout peut être réversible. Une situation devient irréversible lorsque ceux qui en sont victimes cessent de croire qu’elle peut être retournée. Lorsque les Palestiniens de Galilée, dès 1954-55, se sont retrouvés en Israël, ils ont demandé la sécession, ils ont dit, comme aujourd’hui les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza : «Dehors, vous n’avez rien à faire chez nous !». En quelques années, ils ont cessé d’y croire. Là, la situation est devenue irréversible. Ils ont remplacé leur revendication de libération par la demande de l’égalité des droits, par le fait qu’on leur reconnaisse la qualité de citoyens à part entière. Ce n’est pas du tout le cas des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Ils continuent de se vivre, de se projeter en terme de peuple occupé. L’occupation, c’est provisoire, même si ce provisoire dure depuis une quarantaine d’années. Cette situation doit, pour eux, se terminer. C’est donc encore jouable. Tant que la grande majorité des Palestiniens se vit en tant que peuple palestinien, tant qu’on est dans un combat territorial, tout est possible. Aucun Palestinien ne va demander l’égalité des droits ou la citoyenneté israélienne. Ils veulent une Palestine libre.
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