Lieberman : l’image de la Gauche en miroir
Lieberman : l’image de la Gauche en miroir
Amnon Raz-Krakotzkin
Haokets, 10 février 2009
En divers endroits du pays et pendant tout un temps, on a pu voir deux affiches côte à côte : une affiche d’ « Israël Beiténou » et une affiche de l’Initiative de Genève disant « L’initiative de Genève, c’est bon pour les Juifs ». En apparence, deux affiches relevant de deux approches opposées ; pourtant, non seulement il n’y a en fait pas contradiction entre les deux mais elles se complètent l’une l’autre.
L’affiche de l’Initiative de Genève reflète effectivement la conception de la paix qu’a la Gauche israélienne : non pas la vision d’une existence commune fondée sur une égalité et une reconnaissance mutuelle, mais le principe de la séparation. L’objectif unique, c’est de conserver la majorité démographique, d’une manière qui définit par avance les citoyens arabes du pays comme des ennemis, un « problème ». La vision de la paix est une vision de murs, concrets ou non, et une vision de la séparation, exactement comme celle de Lieberman. La ligne politique de Lieberman est beaucoup plus proche de celle du Meretz que de celle de gens de droite comme Benny Begin [Likoud].
Je suis assurément de ceux que l’ascension météorique de Lieberman inquiète beaucoup. Elle est alarmante et influera sur notre vie, mais elle n’est pas pour surprendre. Bien au contraire, la volonté de Lieberman d’opérer le transfert de citoyens arabes (sans leurs terres qui ont de toute façon été expropriées au profit de localités juives, essentiellement des kibboutzim) est la conclusion logique de ce « Genève bon pour les Juifs ». Les partisans de la paix, exactement comme Lieberman, présentent eux aussi les Arabes en Israël comme une menace. Bien plus, le débat entre le Meretz et Lieberman tourne autour du nombre de colonies que les premiers entendent évacuer et que Lieberman s’obstine à vouloir maintenir. Très logiquement, Lieberman propose de rendre Genève encore meilleur pour les Juifs, avec moins d’Arabes. Le rêve est le même.
Il convient en outre de rappeler que ceux qui ont vraiment illustré, de manière brutale, à quel point était restreinte la citoyenneté des Arabes, ce sont justement les gens du « camp de la paix » : lors des événements d’octobre 2000, à l’époque du gouvernement travailliste (avec Yossi Beilin, l’architecte de Genève, occupant la fonction de Ministre de la Justice) et avec l’agrément du Meretz. Aucun d’entre eux n’a ouvert la bouche, pas la moindre réflexion, alors qu’on avait ouvert le feu [sur les manifestants], au contraire. Ce sont eux, et non Lieberman, que visait le rapport de la Commission Or. C’est ce qui rend si pathétique leurs cris contre Lieberman.
Cela ne veut pas dire que Lieberman n’est pas susceptible de faire des choses plus graves. Toutefois, ceux qui ont soutenu l’exercice de tir contre Gaza n’ont plus qu’à se taire. Ils ont déjà accordé la légitimité à des choses qu’on n’aurait pas imaginées il y a seulement quelques années.
Le miroir que présente Lieberman
C’est sur cet arrière-plan qu’il faut voir l’offensive de la Gauche contre Lieberman. Lieberman tend un miroir à la Gauche israélienne et l’oblige à se regarder, à regarder ses principes. Il donne avec rudesse une interprétation des mêmes fondements sur lesquels s’appuie leur conception du monde, une conception de la séparation. Il y a une différence dans le style et le style est assurément important. Un grand danger, un vrai danger réside dans le fait que Lieberman pourrait gagner une capacité opérationnelle pour la mise en œuvre de ces principes. Mais son ascension exprime essentiellement l’échec de la conception de la paix du bloc Kadima-Meretz. Et cela, en particulier, alors que tant Lieberman que le Meretz ont soutenu avec la même détermination le champ de tir meurtrier à Gaza.
En fait, même le style visuel n’est pas différent : la campagne anti-Lieberman du Meretz adopte la même forme que les campagnes anti-arabes de Lieberman. Ce n’est pas une attitude d’empathie à l’égard des Arabes menacés qu’affiche le Meretz, pas une position de lutte aux côtés des Arabes, mais bien cette même stratégie de séparation. Il n’y a aucune différence : invective stalinienne contre quelqu'un qu’on dit stalinien. Dans un premier temps, on ne sait d’ailleurs pas bien si la campagne est de Lieberman ou de ses opposants.
Ce qui manque singulièrement de clarté, c’est la position de ceux qui, au sein du parti Travailliste, décident qu’ils ne siègeront pas dans un gouvernement avec Lieberman. Ils ont eux-mêmes voté en faveur de la proposition de Lieberman de rejeter [la participation du parti] Balad [aux élections], montrant ainsi qu’ils s’associaient aux lignes directrices sur la loyauté posées par Lieberman.
Ceci explique aussi l’effondrement attendu de la « Gauche » israélienne, qui essaie d’augmenter sa force en s’appuyant seulement sur la peur et qui n’a aucune alternative en dehors d’une Initiative de Genève dépourvue de fondement, qu’ont signée plusieurs groupes israéliens avec l’opposition palestinienne. Ce plan chimérique crée l’illusion de la fin de l’occupation et permet ainsi son approfondissement.
Peut-être l’échec attendu, en même temps que le succès sans précédent de Lieberman, amènera-t-il les groupes dits du « camp de la paix » à comprendre que pour combattre Lieberman, il leur faut se fixer un autre défi : non pas séparation mais égalité, coopération et reconnaissance mutuelle. Cela ne viendra pas forcément du camp présenté comme « de Gauche ».
En attendant, les seuls partis à fixer ce défi-là, ce sont les partis arabes, eux qui appellent à une démocratisation de l’Etat. Un consensus absolu, allant de Lieberman à Haim Oron [Meretz-Yahad], la rejette d’entrée de jeu en diabolisant ceux qui demandent à être reconnus comme des citoyens égaux. On peut comprendre la peur de se mesurer à ce défi-là. Mais celui qui dénigre d’emblée ce point de vue ne devra pas s’étonner de l’ascension de Lieberman. On ne peut pas parler de démocratie et rejeter l’égalité.
L’Israël juif se trouve aujourd’hui dans une situation de crise qu’il n’a jamais connue. Un pays sujet à la crainte permanente et qui vit sur la crainte. Il se lance avec enthousiasme, toutes les quelques années, dans des opérations militaires qui ne sont que crimes de guerre mais qui sont accueillis dans la ferveur et d’une manière parfaitement consensuelle, y compris parmi les plus ‘éclairés’ au sein des médias. Il est devenu un ghetto armé, entouré de murs et habité par une angoisse démographique, sans avenir, sans espoir, sans rêve. Et cela sans qu’on n’intériorise encore la portée de la crise économique à venir pour une société aux terribles fractures. Les craintes sont compréhensibles et même fondées. Mais s’il y a encore une chance pour la société israélienne de sortir du cercle de la peur, du désespoir et de la haine croissante, il lui faut affronter son déni permanent du nationalisme palestinien et des droits des Palestiniens. C’est ce déni qui est la source de la peur et c’est lui qui rend possible la large ascension et la force du camp raciste. A défaut de reconnaître les droits des Palestiniens, il n’est pas possible de parler de l’existence juive et il n’est pas non plus possible d’élaborer une autre vision. On ne peut parler d’égalité sans une vision fondée sur une égalité nationale et citoyenne entre Juifs et Arabes. Celui qui entend établir une séparation entre le social et le national fixe ces mêmes frontières.
Le point de départ c’est de reconnaître que Lieberman est l’image en miroir du « camp de la paix ».
* Amnon Raz-Krakozkin est historien, professeur d’histoire juive à l’université Ben Gourion, à Beersheva, en Israël. Il est l’auteur de Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale, préfacé par Carlo Ginzburg, éditions La Fabrique, 2007.
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)