Qu’est-ce que le Hamas ?
par Alain Gresh (9 février 2009)
Le Hamas suscite, sur ce blog et ailleurs, bien des
frayeurs et des fantasmes, fondés souvent sur une méconnaissance du mouvement,
de son histoire et de ses évolutions. Avant d’en venir à cette réflexion sur le
Hamas, signalons que Le Monde diplomatique de février consacre un dossier aux
événements de Gaza et à leurs conséquences sur la région. Notons aussi, la tribune écrite par le prince
saoudien Turki Al-Fayçal dans le quotidien britannique Financial
Times et dont l’écho est important (« Saudi patience is running
out », 22 janvier). Accusant le président Bush d’avoir laissé la région
dans un état de désordre, il met en garde sur le fait que les initiatives de
paix risquent de ne plus être à l’ordre du jour et que l’Arabie saoudite
tournera alors le dos à l’Occident. Il révèle que le président iranien Mahmoud
Ahmadinejad a écrit au souverain saoudien Abdallah une lettre reconnaissant le
rôle dirigeant de l’Arabie dans le monde musulman et l’appelant à prendre une
position plus ferme face aux massacres de Gaza. Le prince précise que le royaume, « jusqu’à présent, a rejeté ces appels, mais que chaque jour qui
passe rend cette réserve plus difficile à expliquer, quand Israël tue
délibérément des Palestiniens, s’approprie leurs terres, détruit leurs maisons,
déracine leurs fermes et impose un blocus inhumain. (...) Au final, le royaume
ne sera plus capable d’empêcher ses citoyens de participer à la protestation
mondiale contre Israël. » Revenons maintenant au Hamas et rappelons quelques
éléments de son histoire. Le Mouvement de la résistance islamique (dont
l’acronyme en arabe donne « Hamas », qui signifie « zèle »)
a été créé par la Société des Frères musulmans en décembre 1987, au lendemain du
déclenchement de la première Intifada. Le Hamas se développe d’abord à Gaza, qui
restera le principal de ses fiefs, avant d’étendre ses activités à la
Cisjordanie. Pourquoi les Frères musulmans ont-ils pris cette
décision de créer une organisation de combat ? Après la défaite arabe de
juin 1967, il a fallu plusieurs années aux Frères musulmans pour se réorganiser.
Ils vont profiter de la vague islamiste qui monte dans toute la région. Dans les
territoires occupés, la Société bâtit un réseau dense d’institutions sociales
autour des mosquées : jardins d’enfants, bibliothèques, cliniques, clubs
sportifs, etc. Entre 1967 et 1987, le nombre de mosquées passe de 400 à 750 en
Cisjordanie, de 200 à 600 à Gaza. Créé en 1973, le Centre islamique de Gaza,
dirigé par le cheikh Ahmed Yassine, devient le cœur battant de la Société.
L’organisation reçoit un appui important de l’étranger, notamment de l’Arabie
saoudite, qui lui donne des moyens considérables. Néanmoins, malgré leurs moyens et leurs atouts, les
Frères musulmans souffrent, dans les années 1970 et 1980, de leur quiétisme face
à l’occupation. Si leur but final reste la libération de la Palestine, ils
accordent la priorité à la réforme de la société — d’où leur relative inertie
dans le combat nationaliste. Les services de renseignement israéliens le
comprennent si bien qu’ils font preuve d’une réelle mansuétude à l’égard des
Frères, considérés comme un utile contrepoids à l’OLP. En 1980, une scission
frappe le mouvement : le djihad islamique reproche aux Frères musulmans
leur trop grande passivité et se lance rapidement dans l’action violente. La décision de créer le mouvement Hamas et de
participer à l’Intifada témoigne d’une réelle évolution de la Société des Frères
musulmans, au sein de laquelle des militants plus jeunes ont pris des
responsabilités. Le Hamas se montrera très actif durant la « révolte des
pierres », n’hésitant pas à rester à l’écart de la direction unifiée qui se
réclame de l’OLP. Très bien structuré, proche des plus démunis, disposant d’une
aura religieuse, le mouvement s’affirme comme un concurrent sérieux au Fatah et
à l’OLP. Il crée une branche militaire, les brigades Ezzedine Al Kassam. Un
épisode jouera un rôle important dans l’histoire du mouvement : en décembre
1991, le premier ministre israélien Itzhak Rabin expulse 415 militants vers le
Liban. Ils finiront par rentrer, mais cette répression ne fait qu’accroître la
popularité de l’organisation – et crée ses premiers contacts avec le
Hezbollah. Le Hamas adopte sa Charte, le 18 août 1988. Il
reconnaît sa filiation avec l’organisation des Frères musulmans. Il « considère que la terre de Palestine est une terre islamique
waqf [1]
pour toutes les générations de musulmans jusqu’au jour de la
résurrection ». Enfin, malgré les rivalités — et parfois les
affrontements —, le Hamas déclare à propos de l’OLP : « Notre patrie est une, notre malheur est un, notre destin est
un et notre ennemi est commun. » C’est pour l’essentiel sur le terrain
politique, et non religieux, que le Hamas s’oppose à l’OLP : il reprend les
thèses qui étaient dominantes dans l’OLP avant les années 1975, celles de la
libération de toute la Palestine. Enfin, le texte de la Charte a des
connotations antisémites, avec une référence au Protocole des sages de Sion (un
faux créé par la police tsariste au début du XXe siècle), ainsi qu’une
dénonciation des « complots » des loges maçonniques, des clubs Rotary
et Lyons… Ces notations antisémites sont condamnables et
condamnées largement. Il faut dire que ces délires, notamment sur Le Protocole
des sages de Sion, se retrouvent fréquemment dans certains livres et articles
publiés dans le monde arabe. Interrogés là-dessus, les dirigeants du Hamas
affirment qu’il ne faut tenir compte que de leur plate-forme défendue durant la
campagne de 2006 (lire plus bas) – argument qui n’est pas recevable en ce qui
concerne les références au Protocole des sages de Sion. Une caractéristique du Hamas est soulignée par
Jean-François Legrain : « Un second contresens consiste à
faire de Hamas un mouvement nationaliste au discours religieux quand il s’agit
fondamentalement d’un mouvement de resocialisation religieuse, certes doté d’un
agenda politique. (...) Hamas, même s’il avait quasi instantanément phagocyté
l’Association des Frères musulmans, dont il n’était à l’origine que le “bras”,
avait pour raison d’être essentielle dans l’esprit de cheikh Yassine que sa
mission de da’wa (prédication active de l’islam) à laquelle étaient strictement
subordonnés le politique et le militaire. A plusieurs reprises, son appréhension
des rapports de force avec Israël et l’Autorité palestinienne a ainsi conduit
Hamas, aux antipodes de l’attitude de tout mouvement de libération nationale, à
prendre ses distances tant avec le militaire (les différentes trêves de 1995,
1996 et des dernières années) qu’avec le politique (par exemple et de façon
surprenante, au lendemain même de la tournée triomphale du cheikh Yassine dans
le monde musulman à sa sortie de prison en 1998). Hamas s’est alors replié sur
le tissu associatif assujetti à ses exigences de mobilisation morale, seules
quelques cellules manifestant leur désapprobation par des initiatives militaires
locales. » Dans la logique de son programme politique, le Hamas
condamne les accords d’Oslo signés le 13 septembre 1993. Mais l’installation de
l’Autorité palestinienne à Gaza en 1994 pose de nouveaux défis à l’organisation,
prise entre sa rhétorique de libération totale de la Palestine, sa volonté de ne
pas provoquer une guerre civile inter-palestinienne et sa détermination à
préserver son réseau associatif. Le Hamas engage un dialogue avec Yasser Arafat.
Ce dernier joue à merveille de la carotte et du bâton, multipliant les
arrestations et les intimidations tout en dialoguant avec l’organisation et en
autorisant certains de ses organes de presse. Fin 1995, il paraît même sur le
point d’obtenir la participation du mouvement aux élections du parlement
palestinien de janvier 1996, mais cela n’aboutira pas. L’assassinat d’Itzhak Rabin en novembre 1995,
l’escalade entre les forces israéliennes et le Hamas – marquée par une vague
d’attentats-suicides début 1996 –, l’extension permanente de la colonisation, la
victoire de Benjamin Netanyahou aux élections législatives israéliennes vont
changer la donne. Malgré la victoire d’Ehoud Barak aux élections de 1999, les
négociations de paix échoueront (largement par la faute du gouvernement
israélien — lire « Le “véritable
visage” de M. Ehoud Barak, Le Monde diplomatique,
juillet 2002) et la seconde Intifada éclate en septembre 2000. La mort d’Arafat, l’élection de Mahmoud Abbas à la
tête de l’Autorité, la convocation de nouvelles élections législatives
palestiniennes en janvier 2006 marquent une nouvelle étape dans les territoires
occupés. Le scrutin va confirmer l’évolution du mouvement Hamas vers un plus
grand pragmatisme. Alors qu’il avait refusé les accords d’Oslo et toutes les
institutions qui lui étaient liées, le Hamas accepte de participer aux élections
de janvier 2006. Plusieurs de ses dirigeants, dont le cheikh Ahmed Yassine,
assassiné par l’armée israélienne en 2004, ont affirmé qu’ils acceptaient la
création d’un Etat palestinien sur les territoires occupés de 1967. Le programme
politique défendu durant la campagne électorale n’a rien à voir avec le contenu
de la Charte de 1988 (lire Paul Delmotte, « Le Hamas
et la reconnaissance d’Israël », Le Monde
diplomatique, janvier 2007). Il est important de rappeler les deux raisons qui
ont amené les Palestiniens à voter pour le Hamas : la corruption de
l’Autorité palestinienne (et donc du Fatah) et, surtout, le fait que la voie
choisie par le Fatah à Oslo, celle de la négociation et de l’abandon de la lutte
armée, avait échoué. Le Hamas n’est pas contre des négociations, mais pense que
celles-ci doivent s’accompagner d’une pression militaire (c’était d’ailleurs la
position défendue par une partie des dirigeants du Fatah au début de la seconde
Intifada, notamment par Marwan Barghouti). Le Hamas a multiplié les déclarations en ce sens
depuis plusieurs mois. L’ancien président américain Jimmy Carter a rencontré les
dirigeants du Hamas à Gaza, ainsi que Khaled Mechaal, le chef du bureau
politique du Hamas à Damas. Carter écrit : Après de longues discussions
avec les dirigeants de Gaza, ces dirigeants du Hamas (à Damas) ont affirmé
qu’ils « accepteraient tout accord de paix qui serait négocié
entre les Israéliens et le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas,
qui dirige aussi l’OLP, à la condition que cet accord soit accepté par les
Palestiniens par référendum ou par un gouvernement élu d’unité
nationale ». « An
Unnecessary War » (Washington Post, 8 janvier). Lors
d’un entretien que j’ai réalisé à Damas en décembre, Khaled
Mechaal a déclaré : « Le Hamas et les forces
palestiniennes ont offert une occasion en or d’apporter une solution raisonnable
au conflit israélo-arabe. Malheureusement, personne ne s’en est saisi, ni
l’administration américaine, ni l’Europe, ni le Quartet. Notre bonne volonté
s’est heurtée au refus israélien que personne n’a la capacité ou la volonté de
surmonter. Dans le document d’entente nationale de 2006 signé avec toutes les
forces palestiniennes (à l’exception du djihad islamique), nous affirmons notre
acceptation d’un Etat palestinien dans les frontières du 4 juin 1967, avec
Jérusalem comme capitale, sans colonies et avec le sujet (mawdou’) du droit au
retour. C’est le programme commun aux forces palestiniennes. Certaines veulent
plus, d’autres moins. Ce programme date de trois ans. Les Arabes veulent quelque
chose de similaire. Le problème est en Israël. Les Etats-Unis jouent un rôle de
spectateur dans les négociations et ils appuient les réticences israéliennes. Le
problème n’est donc pas le Hamas, ni les pays arabes : il est
israélien. » Pourquoi le Hamas prône-t-il la violence ? Son
principal argument est que le chemin de la seule négociation adopté par l’OLP en
1993 n’a donné aucun résultat. On peut aussi remarquer que l’Autorité sous la
direction de Mahmoud Abbas, qui négocie depuis 2005 un accord de paix, n’a pas
réussi à obtenir que le gouvernement israélien accepte la création d’un Etat
palestinien sur tous les territoires occupés en 1967, avec Jérusalem-Est comme
capitale. Enfin, une dernière remarque concernant la violence
contre les civils. Toute mort de civil est une mort de trop. Mais si l’on
condamne les tirs de roquettes du Hamas, ne faut-il pas d’abord condamner les
crimes commis par un Etat organisé, membre des Nations unies ? Le
terrorisme d’Etat n’est-il pas plus condamnable que tout terrorisme ? Je
rappelle encore une fois ce qu’écrivait Nelson Mandela, évoquant ses
négociations avec le gouvernement blanc sud-africain et ses demandes d’arrêter
la violence : « Je répondais que l’Etat était
responsable de la violence et que c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé,
qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence,
l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre
cas, ce n’était qu’une forme de légitime défense. » Peut-on faire confiance au Hamas, alors que sa
Charte n’a pas été abrogée ? Rappelons que la même question a été posée
durant des années à l’OLP et à Yasser Arafat et que les accords d’Oslo ont été
signés avant que cette charte n’ait été officiellement abrogée par le Conseil
national palestinien. Pendant deux décennies, Israël et les Etats-Unis ont
refusé tout contact avec l’organisation sous ce prétexte et sous le prétexte
qu’elle était une organisation terroriste ; la France et nombre de pays
européens avaient, à l’époque, refusé cet ostracisme. L’Union européenne et les Etats-Unis posent trois
conditions au dialogue avec le Hamas : qu’il reconnaisse l’Etat
d’Israël ; qu’il renonce à la violence ; qu’il reconnaisse les accords
d’Oslo. Deux points méritent d’être soulignés : pourquoi le dialogue avec
le gouvernement israélien n’est-il pas soumis aux mêmes conditions ?
Pourquoi Israël ne reconnaît-il pas un Etat palestinien dans les frontières de
1967 ? Pourquoi ne renonce-t-il pas à la violence ? Pourquoi
construit-il des colonies dans les territoires occupés en violation des accords
d’Oslo (et du droit international) ? D’autre part, si l’on pense qu’il faut faire évoluer
le Hamas, comment le faire sans dialoguer avec lui ? N’est-ce pas le
dialogue européen avec l’OLP qui a permis d’avancer ?
Notes
[1] Bien de main-morte, c’est-à-dire inaliénable.