LETTRE À UN AMI JUIF
LETTRE À UN AMI JUIF
Mon cher ami :
Merci pour ton message dans lequel tu m’écris que « the Hamas rocket fire is the single and sole cause of this very large scale raid » et que « Israel has repeatedly stated: Stop the rockets and the war will also stop”. Je ne te répondrai pas avec toutes les nuances qu’un examen approfondi de la situation exigerait. Je ne crois pas, pour ma part, qu’il faut s’enfermer dans un questionnement autour de la légitimité ou de l’illégitimité de la réponse d’Israël aux roquettes du Hamas, ni non plus de la mesure ou de la démesure de la riposte, ni même de la comptabilité du nombre des morts de part et d’autre. Tout cela est bien sûr très important, surtout qu’il y va plus souvent qu’autrement de la vie de civils.
Mais les vraies questions sont ailleurs et elles sont bien plus fondamentales. Je les cherche, de mon côté, dans trois espaces différents qu’il nous faut, me semble-t-il, tenir en même temps si on veut être capable de penser en profondeur ce qui arrive :
1. D’abord un questionnement politique. Pourquoi les six mois de trêve durant lesquels le Hamas n’a pas tiré une seule roquette n’ont-ils pas conduit à la levée du blocus économique imposé à Gaza par Israël? Pendant les six mois de trêve (conclue en juin 2008), l’étau ne s’est pas desserré autour des frontières du petit Gaza, la vie de tous les jours est devenue de plus en plus insupportable pour les populations locales (d’après de multiples rapports d’agences indépendantes, fiables et crédibles) et les colonies de peuplement ont continué à s’implanter dans la Cisjordanie occupée (il a fallu une décision de la Cour suprême d’Israël pour faire démolir des habitations). Les conditions que s’étaient imposés Israël et Gaza en signant la trêve étaient pourtant claires : Israël levait le blocus imposé à Gaza et stoppait les incursions militaires dans Gaza pendant que le Hamas arrêtait les tirs de roquettes en direction d’Israël. Cette trêve devait donner une chance à la reprise de relations plus normales entre Gaza et Israël, aidant par le fait même le gouvernement du Hamas à mettre en place au moins un embryon de gouvernement dans la bande de Gaza. Je te rappelle que le Hamas a été démocratiquement élu et qu’il nous faut le respecter, ou vivre avec, tout comme on devrait le faire avec les Juifs religieux s’ils remportaient les élections en Israël.
On ne peut pas, en toute vérité, dire que c’est le Hamas qui a rompu la trêve. Il ne faut pas en effet oublier que cette trêve a d’abord été violée par les Israéliens le 4 novembre 2008 lorsque Tsahal a fait une incursion dans Gaza et y a tué six Palestiniens en arguant qu’ils étaient des militants sur le point d’enlever des soldats israéliens. C’est cette violation ajoutée à 18 mois d’un blocus insupportable qui a conduit au non-renouvellement de la trêve par le Hamas. C’est vrai que les tirs de roquettes du Hamas ont repris. Mais cette trêve de 6 mois qu’avait-elle changé pour le Hamas et pour les habitants de Gaza? Rien. Absolument rien. À l’inverse, cela faisait l’affaire d’Israël de reconduire une trêve qui était tout à son avantage, en lui obtenant tranquillité et sécurité, en se présentant comme pacifique et démocratique aux yeux du monde, et en démontrant, en ne levant pas le blocus économique et militaire, que le Hamas est un gouvernement incapable de prendre soin de son peuple. Il me semble que certains n’ont pas compris qu’on ne peut pas tout recevoir et ne rien donner.
La question fondamentale qui se pose, qu’il y ait trêve ou pas de trêve, est toujours la même : c’est la question de la création, dans les meilleurs délais, du pays de la Palestine, d’un pays viable et non pas d’un pays surréaliste. Quel pays peut survivre, dis-moi, si on le découpe en de petites portions de terres déconnectées les unes des autres? Quel peuple peut tout simplement vivre s’il est soumis dans sa vie de tous les jours à des centaines de barrages et de checkpoints (sans parler de ce Mur de la honte)? Ce morcellement, ce découpage et cet encerclement font-ils sens? Et faut-il accepter l’occupation de la Cisjordanie qui produit tant d’injustices et d’abus sur les populations palestiniennes? Je pense à ces colonies pour Juifs seulement qui se construisent illégalement? Sur ces questions de fond qui sont, j’en conviens très complexes, ni Olmert, ni Bush n’ont fait avancer les choses d’un seul centimètre : on me semble même avoir reculé au cours des derniers huit ans, ce qui nous éloigne de plus en plus des accords de Oslo (1993- 2000) et de la création d’une Palestine inscrite dans le territoire de 1967 (d’avant la Guerre des six jours). La trêve de six mois a permis à Israël de retrouver la tranquillité (à laquelle les Israéliens ont évidemment droit) sans que l’État juif (ou mieux sans que ses chefs sionistes car je ne mets pas tout le peuple dans le même bateau) ne fasse rien (ou en tout cas bien peu) pour faire avancer un tant soit peu l’accession de la Palestine à autre chose qu’une dérisoire Autorité.
Si je voulais être cynique, je dirais même qu’en négociant exclusivement avec le Fatah et en n’invitant pour ainsi dire jamais le Hamas (ce sont des terroristes, dit le langage codé des bienpensants qui ne sont pas, eux, des terroristes) à participer aux discussions, on a entretenu, voire renforcé, les divisions entre les Palestiniens eux-mêmes. Minimalement l’analyse politique doit au moins remonter jusque-là, me semble-t-il.
Gilles
Gilles Bibeau, professeur
Département d’anthropologie
Université de Montréal
2. Il nous faut aussi envisager ce qui se passe sous un angle psychologique en essayant de comprendre la logique, ou l’illogisme, du comportement humain. Jusqu’où la violence peut-elle aller ? Je m’interroge depuis longtemps sur la violence des humains, sur les conditions qui la font surgir et sur les formes extrêmes qu’elle peut prendre. Je termine d’ailleurs un ouvrage que j’ai intitulé : « Les morts parlent. Une généalogie de la violence au Congo ». L’absence du dialogue, pire le refus de la parole adressée à l’autre, à l’ennemi surtout, tout cela a toujours nourri la violence, on le sait. On sait aussi qu’il y a une violence des désespérés, celle de ceux qui n’ont plus rien à perdre et qui sont prêts à aller jusqu’au bout, celle de ceux qui ont perdu espoir parce que les choses piétinent et que rien ne change, celle des jeunes et des moins jeunes qui décident de se faire martyrs pour défendre, avec des moyens extrêmes, une cause qui les dépasse et dans laquelle ils croient. Folie peut-être mais c’est aussi cela l’arme tragique de ceux et de celles qui se tuent en tuant les autres. Face aux tanks qui tirent des obus depuis des positions reculées, face aux avions qui lancent leurs bombes de haut, face aux dromes qui cartographient les sites à détruire, il est évident qu’il y aura toujours les tirs de roquettes plus ou moins artisanales, les fusils qui sont les vieilles armes des partisans, et les corps mêmes des militants qui se font exploser dans les bus ou sur les places publiques, les kalachnikovs des hommes sans uniformes qui se battent dans les rues, les snipers embusqués qui tirent depuis le toit des maisons.
La guerre nourrit la guerre. Je dirais même que les armes font la guerre et que chaque peuple fait la guerre avec les armes dont il dispose. Les Américains n’ont-ils pas perdu leur guerre d’Irak après l’avoir gagnée en quelques jours? Bush avait pensé que tout était fini lorsqu’il proclama la victoire depuis son porte-avion; pour bien des Irakiens et pas seulement dans le camp des Chiites, la guerre des sans armes, la guerre aveugle, ne faisait que commencer. Ce qui se passe aujourd’hui à Gaza prépare hélas des lendemains bien douloureux pour la population d’Israël, pour les innocents comme pour les autres : on peut en effet prédire que les attentats aveugles reprendront, plus violents peut-être que ceux d’hier, en dépit de toutes les précautions qui pourront être prises. Ce que l’on appelle le « terrorisme » est l’arme extrême de ceux qui n’ont pas d’armes assez puissantes leur permettant de lancer des bombes depuis des tanks et des avions de combat. Le terrorisme est aussi, me semble-t-il, l’arme de ceux et de celles qui n’ont plus rien à perdre et qui disent, d’une façon violente, leur désespoir. Contre un peuple qui veut vivre, aucune bombe ne peut jamais avoir raison : c’est vrai pour les Israéliens mais c’est aussi vrai pour les populations de Gaza. Et pour le Hamas.
3. J’en viens à mon troisième point qui est justement celui de l’approvisionnement en armes. Il est vrai que les partisans du Hamas creusent des tunnels à travers la frontière du côté de l’Égypte pour faire entrer, entre autres choses, des armes; mais Israël et Tsahal ne font-ils pas eux aussi entrer, dans le même temps, des armes autrement plus sophistiquées? Pourquoi les uns auraient-ils le droit de le faire et pas les autres? Pourquoi les premiers peuvent-ils se défendre et pas les autres? J’aimerais bien le savoir. Parce qu’Israël est une démocratie et pas Gaza? Ce genre d’argument n’est pas fort convaincant. Surtout pas en ce moment où Israël donne une bien mauvaise leçon de démocratie. Se pourrait-il en effet que ce massacre perpétré à Gaza ait, en partie du moins, des raisons électoralistes? Un Olmert soucieux de refaire son image après les scandales et la désastreuse guerre contre le Hezbollah libanais, un Barak à la tête d’un parti que l’on dit à la dérive, et une Tzipi Livni, la nouvelle étoile montante de Kadima, qui veut faire voir qu’elle a une poigne de fer, ces trois personnalités ont sans doute cru qu’ils tireraient des dividendes politiques d’une solide attaque de Gaza à ce moment précis, c’est à dire à quelques semaines des élections. Tant pis pour la chair à canon des deux côtés. Côté leaders politiques, on peut aussi se demander où sont les chefs de la Ligue arabe qu’on entend bien peu au moment même où les Palestiniens se font tuer par centaines. Il y a de quoi penser que Machiavel avait raison.
Voilà, mon cher ami, quelques réflexions en réponse à ton message. Je ne sais pas comment Israël et la Palestine pourront apprendre à vivre l’un à côté de l’autre. Je sais cependant que les Palestiniens, qu’ils soient du Hamas ou du Fatah, ont des droits tout comme les Israéliens, de quelque parti politique qu’ils soient. Et je suis convaincu que la diplomatie, cette autre façon de faire la guerre selon ce que nous a appris Clausewitz, est la seule voie qui ait vraiment un sens.
Plus les choses sont compliquées, plus il faut de place pour la parole. La parole, c’est celle que l’on dit soi-même mais c’est aussi l’écoute de la parole que l’autre nous adresse.
Encore deux mots. N’est-il pas paradoxal que cette colonie de Sdérot – devenue ville de Sdérot – sur laquelle tombe des roquettes du Hamas ait été, avant 1948, l’emplacement même du village palestinien de Najd qui a été rasé. On peut penser que la plupart des rescapés de ce village disparu font partie des 80% de réfugiés qui peuplent aujourd’hui la bande de Gaza. Le mot final, je l’emprunte à Hillel, ce grand sage juif né à Babylone vers l’an 75 de l’ère ancienne, pour qui tu as beaucoup d’admiration. Le Talmud de Babylone nous rappelle une de ses grandes pensées :
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Voilà le tout de la Loi. Le reste n’est que commentaire » (Shabbat 31a). Au jour de sa Bar Mitzvah, le jeune garçon juif devenant adulte s’entend dire par le rabbin, dans l’esprit du grand Hillel, non pas tant : « Souviens-toi que tu as été victime » mais bien plutôt : « Tache d‘en tirer des leçons d’humanité ». Peut-être ces paroles remontent-elles dans l’esprit des soldats de Tsahal quand on leur ordonne de tirer. C’est là mon espoir.
Amicalement.