G-U-E-R-R-E
G-U-E-R-R-E
Gideon Lévy
Haaretz, 16 janvier 2009
www.haaretz.co.il/hasite/spages/1055844.html
Version anglaise : War by any other name - www.haaretz.com/hasen/spages/1056153.html
Ils ont pris position face à face : armés et prêts à avancer. Tendus vers la confrontation armée et prêts à donner leur vie pour leurs valeurs et leur foi. Deux peuples, deux nations, deux armées dans une rencontre inévitable : la guerre. Pardon, vous avez dit « deux armées » ? Vous avez dit « guerre » ? Alors ce n’est pas vrai. Dans notre histoire, la langue forge des faits à la place de la réalité.
C’est vrai : les mots ne tuent pas, mais les mots peuvent faciliter nettement le travail du tueur. Depuis l’aube de l’occupation israélienne dans les territoires, et cela remonte à longtemps – et peut-être en fait depuis la création de l’Etat, ou peut-être en fait depuis renouvellement de l’hébreu – la langue a été recrutée comme réserviste en service actif et n’a jamais retiré son uniforme. Guerre après guerre, lessivage après lessivage – les mots envoyés au front. Ils ne font pas couler le sang, il est vrai, mais ils rendent sa vision quelque peu plus légère, parfois même plus plaisante. Ils justifient, autorisent, purifient, nettoient, polissent ; bien souvent aussi, ils renforcent, excitent, enflamment, poussent, aiguillonnent, incitent, encouragent – le tout dans une langue standard.
Nettoyage à sec express : des mots qui enlèvent toutes les taches – résultat garanti. On nous a envoyés dans cette guerre, armés de ce que notre poète national avait écrit pour la fête de Hanoucca : « Plomb durci ». Dorénavant, lorsque les bambins des jardins d’enfants chanteront « Papa m’a allumé des bougies, avec le shamash comme un flambeau », ils se souviendront de cette guerre que plusieurs commentateurs ont déjà qualifiée de « guerre la plus juste de l’histoire d’Israël », pas moins.
« Juste », passons, mais « guerre » ? Le dictionnaire Abraham Even-Shoshan donne à lire à l’entrée « guerre » : « confrontation entre armées, conflit entre structures étatiques (peuples, états) dans des combats, avec armes et recours à la force ». L’ « Opération Litani » qui ne fut pas moins grande dans l’ordre des forces et qui dura trois mois, n’est pas considérée comme une guerre. De même, la seconde guerre du Liban n’a pris son nom officiel que six mois après qu’elle fut terminée.
Cette fois, nous avons été à la fois plus prompts et plus décidés. Les forces ne s’étaient pas encore lancées à l’aube, les avions n’avaient pas encore fini de bombarder une parade de fin de formation des policiers chargés du trafic, laissant derrière eux des dizaines de cadavres de jeunes gens ensanglantés, que déjà nous appelions cela une guerre. Une guerre qui n’a certes pas encore de nom, mais une guerre au terme de laquelle le Comité Gouvernemental des Cérémonies et des Symboles se réunira pour la couronner du nom approprié. Peut-être « Première Guerre de Gaza » ? Pas la dernière.
On peut douter qu’elle entre dans la définition du dictionnaire. Ce n’est à l’évidence pas « une confrontation entre armée » – car enfin quelle armée se trouve en face de nous ? L’armée des roquettes Qassam et des tunnels, qui a fui sans combat ? Et il est même difficile d’appeler cela un « conflit entre peuples et états, dans des combats », parce que les combats ne sont pas réellement des combats et qu’un des deux camps n’est pas précisément un état, à peine la moitié d’un peuple, il faut en convenir. Mais quand même une guerre. Qu’est-ce que ça change qu’un officier supérieur d’une unité de réserve soit cité dans « Haaretz » pour avoir dit : « C’était de l’entraînement de recrutement et un excellent exercice ». Pour nous, c’est une guerre. Cela faisait de longs mois que nous l’attendions, que nous espérions la « grande opération » à Gaza. Et voilà, quelle chance : une guerre nous est née.
Ce n’est pas un hasard. Nous avons engagé une « guerre » précisément parce que ce mot chargé sert un nombre incalculable d’objectifs. Nous avons dit « guerre », nous avons dit « bravoure et don de soi ». On y a ajouté la fermeté, la mobilisation et le deuil inévitable et vous avez l’arsenal verbal de la guerre. « La bravoure et le deuil », titrait, véhément, le journal gratuit « Israël aujourd’hui », la semaine dernière, dans une de ses éditions de combat.
Une guerre : parce qu’alors nous avons de nouveau renforcé le rôle de l’armée israélienne dans la société, réhabilité son statut et le statut de ses commandants. Après une guerre, il est possible aussi de distribuer des citations. Et à la guerre comme à la guerre, il y a aussi une « victoire ». Offrons à l’armée israélienne de gagner. Mais comment gagner ? Et gagner quoi ? Voyez, les objectifs de la guerre n’arrêtent pas de changer : un jour, il s’agit de faire arrêter les tirs de roquettes Qassam, et comme ça ne marche pas, on change d’objectifs et hop ! nous voilà passés à une guerre contre les tunnels et la contrebande. C’est peut-être aussi une guerre de pression sur l’Egypte, et bien sûr une guerre contre le Hamas mais dont l’essentiel vise et touche – quelle déveine – précisément la population civile sans secours dont le seul lien avec le Hamas, s’il existe, est d’avoir voté pour lui.
A la guerre, il faut aussi exagérer la puissance de l’ennemi. Pour commencer, on nous a gavés, des mois durant, d’informations sur le perfectionnement de son armement et comment il s’était doté de bunkers et de missiles en provenance de Téhéran et de Damas, et maintenant on appelle Ahmed Al-Jabari le « chef d’état-major du Hamas ». Le chef d’état-major de l’armée des roquettes Qassam à moitié vides. Et pourquoi avons-nous bombardé l’Université islamique à Gaza ? Parce que là résidaient les « Ateliers Rafael ([1]) Palestiniens », c’est comme cela qu’on écrit chez nous. Eux aussi disposent d’une « Autorité chargée du développement des moyens de combat » qui développe - le croirait-on - apparemment, un drone porteur de munitions et un missile capable de pénétrer les bunkers. En exagérant leur puissance, nous avons gonflé notre victoire en lui donnant un goût sucré.
A la guerre comme à la guerre, il est permis de se taire et de faire taire. La guerre permet de rappeler sous les drapeaux et d’unifier les rangs du peuple d’habitude plus intéressé par les vacances forfaitaires à Antalya. A la guerre, il nous est permis d’avoir des médias ressemblant davantage à une salle de briefing d’un porte-parole de l’armée israélienne. A la guerre, la propagande est permise. Et si c’est la guerre, alors c’est jusqu’au bout – des bombes au phosphore blanc dans les rues et l’artillerie contre les maisons refuges des habitants ; des centaines de femmes et d’enfants tués ; tirs contre les équipes de secours et les convois d’approvisionnement. C’est la guerre, non ?
La guerre fait fleurir les chants de bravoure. C’est vrai que des chansons comme après la guerre des Six Jours, nous n’en aurons plus. Arik Lavie ne chantera pas de nouveau les paroles de Yoram Tahar-Lev : « Nous sommes derrière Rafah, comme tu le voulais, Tal, face aux ennemis, nous sommes partis à l’assaut, celui qui tombait, tombait. Nous sommes passés au-dessus de ceux qui étaient tombés, nous avons couru de l’avant, Tal » (Tal, le général israélien Tal, commandait la division qui a pris Gaza – en 67). C’est vrai que nous ne rechanterons pas « Nasser attend Rabin, aye aye aye », ni « Sharm a-Sheikh, nous voilà chez toi une deuxième fois » mais des chansons, il y en aura aussi. Et dans cette guerre-ci, nous avons déjà eu droit à un plaisant rimailleur : « La direction du Hamas à Damas est isolée, la direction dans la Bande de Gaza est paralysée, le bras armé s’est dérobé, le Hamas crie à l’injustice [hamas en hébreu]. » Joli, non ?
Mais il n’y a pas que l’arrogance en chanson : le lessivage des mots fonctionne aussi très bien. « Il faut éloigner les maisons de la frontière », disait la semaine dernière un commentateur expert en questions militaires, pour expliquer ce qu’il y avait lieu de faire à Rafah du côté de l’axe Philadelphi. « Eloigner les maisons de la frontière », comme s’il d’agissait de ces maisons du vieux quartier de Sarona – où est maintenant le Krya, à Tel Aviv – qu’on a tenu préserver, et qu’on allait les mettre sur des rails pour les éloigner de quelques dizaines de mètres. Ce savant commentateur a-t-il jamais vu, ces dernières années, les maison de Rafah, face à Philadelphi ? La plupart sont, depuis longtemps déjà, dévastées. Des gens y habitaient, beaucoup de gens qui n’ont nulle part où aller. Maintenant se sont ajoutées à celles-là des centaines de maisons détruites, que nous avons aussi « éloignées de la frontière », comme il dit.
« Sauvez mon âme », m’a écrit cette semaine l’ancien député David Zucker dans un sms, « Ecoutez comment Avri Gilad et Jacky Lévy sont occupés à chercher un mot pour désigner subrepticement le fait de faire intrusion dans les maisons en en faisant sauter les murs. Il serait bon de traduire ce programme en allemand et souhaitable d’y mettre un lourd accent bavarois ». En attendant que ce mot de contrebande, soit trouvé, nous en avons déjà imaginé pas mal d’autres : nous avons « libéré » les territoires, « dégagé » les maisons, « contrarié » les terroristes et « maintenu l’ordre » ; nous avons établi une occupation avec une « administration civile », veillé à ne pas causer de « catastrophe humanitaire », emprisonné en « détention administrative », tué par la « procédure du voisin », assassiné par la « procédure d’ouverture du feu », tué de « hauts responsables du Hamas » ; un enfant de six ans tué est un « jeune garçon », un adolescent de 12 ans est un « jeune homme » et tous deux sont tenus pour des « terroristes ». Nous avons mis sur pied une « unité des [points de] passage » c’est-à-dire du système des checkpoints, nous avons tué des « [gens] armés », des « [gens] recherchés » et des « [gens] requis pour interrogatoire » qui tous étaient des « bombes à retardement ».
Maintenant, nous avons le « sms humanitaire » et le cessez-le-feu « humanitaire » et une « banque des cibles » qui est, elle aussi, charmante ; des « blessés de frayeur », il n’y a cela qu’en Israël – personne encore n’a été frappé de frayeur à Gaza, les « enfants du sud » ne vivent qu’à Sderot et les combattants du Hamas sont toujours des « terroristes ». Même les « militants du Hamas » n’ont pas droit à être qualifiés de « non impliqués » et leur destin est dès lors scellé. Tout facteur de la poste palestinienne, tout policier, tout expert-comptable du gouvernement et peut-être aussi tout médecin travaillant dans l’administration non-civile du Hamas, tous sont considérés comme « militants du Hamas » et il est dès lors permis et nécessaire de prendre les devants et de les tuer. La force aérienne bombarde et détruit des « cibles », parfois aussi des « constructions », jamais de maisons. Israël exige une « bande de sécurité » à Gaza et la sécurité, c’est toujours la nôtre, seulement la nôtre.
Seule ma collègue Amira Hass ose, avec un courage caractéristique, dire à propos des dizaines de milliers de nouveaux sans abris de Gaza que ce sont des réfugiés pour la deuxième et troisième fois dans leur vie, des « déracinés » – avec la lourde charge historique du mot. Sauf que ces déracinés-là n’ont, cette fois, nulle part où échapper à la terreur de la « guerre ».
(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)