Allez au diable, Amos Oz 

Zvi Ben-Dor

Haoketz, 16 décembre 2008 

www.haokets.org

Allez au diable, Amos Oz. Allez-y maintenant, et vite. Il vaut mieux que vous restiez en Allemagne afin d’économiser le temps et l’argent du trajet en avion pour le prochain prix. Quel sera le prochain prix, Amos Oz ? Le Prix Schiller ? Le Prix Lessing ? Vous avez déjà reçu le « Prix Corine pour l’œuvre d’une vie », en Allemagne, et le Prix Goethe, vous l’avez obtenu voilà près de trois ans déjà. Et maintenant le Prix Heine. Il reste encore quelques grands esprits de la culture allemande dont le nom est sûrement associé à l’un ou l’autre prix pour lequel votre nom est déjà inscrit. Restez en Allemagne, Amos Oz. Pour que vous n’attrapiez pas le tournis au milieu des allers et retours en avion, entre la cérémonie Goethe et celle du Prix Dan David, entre Dan David et Heine, entre la Légion d’Honneur française et le Prix norvégien « de la Liberté d’Expression », entre la « Médaille internationale de la Tolérance » et les trois cent mille dollars – juste comme ça, en passant – du royaume espagnol. Restez en Allemagne, Amos Oz : Stockholm n’est pas loin. Vraiment pas. Allez, allez au diable.

A la vérité, j’avais pensé que vous rafraîchiriez quelque peu vos plaidoiries rabâchées. Ces plaidoiries contre les « extrémistes des deux camps » dont était parsemé votre discours lors de la cérémonie de réception du Prix Goethe. Et en plus, je m’étais dit que, comme écrivain, vous auriez eu honte de vous plagier vous-même, mais non. Le seul changement, c’est qu’à l’époque, il y a deux ans et demi, chez Goethe, vous aviez parlé de la « honte des extrémistes » et qu’aujourd’hui, chez Heine, vous avez parlé de la honte des « fanatiques ». « Des deux camps », bien sûr. Les Allemands ont, évidemment, beaucoup aimé, sans se rendre compte que vous vous moquiez d’eux et du monde entier. Ils aiment vraiment bien parler, là-bas, de la honte des extrémistes, surtout s’ils sont des deux camps. N’étaient ces fanatiques, vous manqueriez quasiment de tout aujourd’hui. Du moins, vous manquerait-il des prix. Heureusement qu’ils sont là, les fanatiques. Et comme il est bon de les avoir, et toujours toujours « des deux camps ». Parce que s’ils n’étaient pas « des deux camps », vous ne pourriez pas vous en laver les mains sans arrêt comme le Ponce Pilate du camp sacré du Centre, le « Centre raisonnable » dont l’uniforme n’est taché d’aucune goutte de sang, ni d’un camp ni de l’autre. Dont le front n’a jamais été couvert de la sueur de celui qui commet des injustices. Dont le visage n’a jamais été déformé ni par la fureur ni par le désespoir.

Qui sont ces fameux fanatiques et extrémistes des deux camps dont vous vous parlez tout le temps, Oz ? S’agit-il des colons ? Mais, il y a à peine sept ans, vous avez ratifié, au titre de « grand rabbin de la Gauche [ashkénaze – le rabbin mizrahi étant A. B. Yehoshoua] », comme vous avait alors appelé Anath Gouv, le honteux document appelé « Convention de Tibériade » [en 2001 - ndt], rédigé par les dirigeants de votre chapelle et les leaders des colons. Qui sont ces fanatiques que vous montriez du doigt, du haut de la tribune de Düsseldorf, Amos Oz ? S’agit-il des gens de Bet Shemesh : les religieux, les mizrahim, électeurs du Likoud ? Les Michel Sommo ? Les sympathisants du Bétar de Jérusalem ? Qui sont ces fanatiques, Oz ?

Peut-être s’agit-il en fait de vos amis d’hier et d’aujourd’hui : Shimon Peres, le père des colonies, qui se rehausse à travers vous depuis bien des années, qui vous a jadis voulu à la tête du parti Travailliste, qui vous expédiait des discours à réviser. Peut-être est-ce lui le fanatique ? Peut-être est-ce Ehoud Barak le kiboutznik, celui qui a « fait tomber le masque du visage des Palestiniens », peut-être Yael Tamir, parmi les dirigeants de « la Paix Maintenant », qui en est venue à s’asseoir avec Israël Harel et Effi Eitam, au bord du lac de Tibériade, il y a de cela quelques années [2001] et quelques fleuves de sang. Peut-être, au fond, les fanatiques sont-ils les membres du kibboutz d’Amos Oz. Peut-être le fanatique est-il Pinhas Lavon qui envoya de jeunes Juifs égyptiens tuer et se faire tuer, et mettre ainsi en péril une communauté entière ([1]). Peut-être le fanatique est-il Ron Houldai [maire travailliste de Tel Aviv - ndt] qui a déclaré que « des homosexuels qui s’embrassent [le] dégoûtait comme des blattes », qui a harcelé puis liquidé l’école humaniste mizrahie « Kedma » à Tel Aviv, qui a introduit l’esprit du militarisme dans les écoles de Tel Aviv et sous la direction de qui, dans l’école secondaire de Herzliya, une sélection a été opérée entre étudiants mizrahim et ashkénazes de 12e. Peut-être est-ce lui, qui est membre de votre famille adoptive, le fanatique ? Peut-être s’agit-il des membres des kibboutzim d’aujourd’hui, qui sont installés sur des ruines palestiniennes et dans des territoires occupés et dont les pères sont responsables de la destruction de nombreux villages et du bannissement de leurs habitants palestiniens, il y a soixante ans. Peut-être sont-ce eux, les fanatiques ? De nombreux liens vous unissent aux fanatiques (à l’exception des mizrahim) en Israël : liens historiques, culturels, institutionnels, personnels, familiaux. Comment faites-vous pour vous débarrasser d’eux avec tant de légèreté ? Qui sont les naïfs qui, prix après prix, cérémonie après cérémonie, gobent cette inanité ? Peut-être est-ce vous le fanatique ? Un fanatique anti-fanatique.

Et qui sont les fanatiques de l’autre côté, Amos Oz ? La population de Gaza plongée dans la tourmente, soumise à un blocus depuis un an ou deux déjà ? Ou ces habitants d’Hébron enfermés dans des cages ? Ces femmes de Cisjordanie qui accouchent ou font des fausses couches aux checkpoints ? Ces habitants de Bil’in qui luttent littéralement pour l’air qu’ils pourront encore respirer ? Ce sont peut-être eux les fanatiques ? A moins qu’il ne s’agisse de la direction palestinienne, défaite et vacillante, qui s’obstine pourtant encore sur deux pourcents de la brebis du pauvre que lui a laissée le gouvernement d’Israël. Ce sont eux qui refusent aujourd’hui de signer au bas d’un accord, pas le Hamas. Peut-être sont-ce eux les fanatiques ?

« Si nous parvenions à maîtriser les fanatiques des deux camps, qui alimentent le conflit au Proche-Orient, nous nous retrouverions engagés dans la résolution d’un différend portant sur des biens fonciers et non pas dans une guerre sainte », avez-vous déclaré du haut de la tribune de Düsseldorf ([2]). Comment « maîtriserons-nous les fanatiques », cela vous ne l’avez pas dit. La semaine dernière, Yossi Sarid a déjà fait allusion – une allusion extrêmement ténue, certes – à la possibilité d’une guerre civile. Mais pas vous. En fait, peut-être ferons-nous, une fois encore, une « Convention de Tibériade » ? « Heine nous a appris que l’humour et l’ironie étaient les meilleurs remèdes contre l’extrémisme et l’étroitesse d’esprit », avez-vous dit. Il se peut que ce soit une bonne idée. Au lieu de hurler et de suer sang et eau sur l’injustice interminable, sur les grandes souffrances, nous raconterons des blagues aux Palestiniens et leur ferons des clins d’œil. Quelle sagesse ! Quelle simplicité ! Peut-être qu’en l’honneur de la réception du Prix Lessing, on réécrira « Nathan le Sage » en l’intitulant « Amos le Sage ». Allez savoir. En fait, non : allez au diable.

En même temps, Amos le Sage, vous avez adressé aux Allemands un discours sur ce qui vous lie à Heine, « notre » Heine : celui des laïcs, des vrais sionistes qui ne sont pas fanatiques, car ce sont eux les progressistes éclairés. Eux qui ne sont jamais complices et dont la main est toujours tendue vers la paix. Eux qui ont conduit l’Etat et le peuple juif à l’époque de votre romain « Mon Michaël » et qui sont partis se mettre au frais à l’étranger au moment où Michel Sommo arrivait et saisissait une part de leur héritage. « Heine était un Juif laïc », avez-vous dit, « et je suis, moi aussi, un Juif laïc ». Mais c’est bien sûr. Tout est la faute de la religion et des religieux. Ce qui est intéressant, c’est que vous n’ayez pas rappelé que Heine avait reçu le baptême chrétien. « Juif laïc », cela sonne mieux. Peut-être est-il bon de savoir que ce Juif laïc est l’auteur de cette phrase fameuse selon laquelle « là où l’on brûle des livres, on finit par brûler aussi des gens » ([3]) et qui apparaît dans une pièce de théâtre ayant pour thème la conquête de Grenade par des fanatiques chrétiens qui brûlent le Coran (Almansor, 1820).

Je ne sais pas si vous savez que tel en est le contexte, mais je suis à peu près sûr que vous n’auriez pas évoqué ce point devant une communauté chrétienne engagée, depuis trois décennies déjà, dans « l’autodéfense » face à l’Islam présent chez elle. Ça, non. Il vaut mieux parler de Heine, le « proto-sioniste » qui, selon vos dires, « voyait dans le Judaïsme une culture et un peuple » et qui « croyait qu’un peuple moderne pouvait et même devait transcender la mystique de la théologie ancienne ». Peu importe qu’en paroles, vous ayez fait de tout porteur de phylactères un sorcier. Peu importe que, sans y prendre garde, vous ayez aussi joué de ce filon qui se figure les Juifs comme autant de prêtres assoiffés de sang criant – comme des fanatiques – à Ponce Pilate « crucifie, crucifie ». Ce qui est vraiment choquant, c’est que vous ayez oublié d’expliquer à l’auditoire que ceux qui ont transformé « la théologie ancienne » en une théologie politique moderne nationale-colonialiste, ce sont des Juifs laïcs sionistes comme vous. Et peut-être aussi comme Heine. Bien que quelque chose me dérange à l’idée d’envisager comme ça le bonhomme, le Heine d’ « Almansor ».

Le Heine d’ « Almansor », le Juif qui a reçu le baptême chrétien, c’est précisément à partir du statut juif paradoxal de l’Europe des Lumières qu’il a vu le livre musulman brûlé. Il s’est identifié justement avec la dernière communauté musulmane d’Europe, écrasée et massacrée à l’arrivée des conquérants chrétiens. Les voyez-vous, eux et leur Livre, de cette manière-là, Amos Oz ? Reviendrez-vous de Düsseldorf en Israël comme le « Amos Oz d’Almansor » ? Celui qui appelle le gouvernement à enlever la tache des checkpoints et du Mur. Celui qui, de vendredi en vendredi, prend la tête du cortège qui se rend au Mur à Bil’in – face aux fumigènes et aux balles en caoutchouc – comme il sied à quelqu'un qui, plus que tout autre Israélien, a reçu des prix ayant la paix, la compassion et les droits de l’homme pour objet. Appellerez-vous les membres des kibboutzim à battre leur coulpe sur le chemin de la réconciliation entre les peuples ? Heine a critiqué « la théologie ancienne », avez-vous dit. Vous-même, critiquerez-vous la théologie politique contemporaine qui vous a engendré ? Peut-être notre génération verra-t-elle surgir un orfèvre de la langue hébraïque qui créera pour nous une vision binationale en lieu et place du nationalisme mystique séculaire qui nous mène à la catastrophe ? ([4])

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

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[1] L’affaire Lavon a trait au scandale lié à une opération secrète, dite "Opération Susannah", lancée par Israël en Egypte durant l’été 1954, et dans laquelle les services de renseignements militaires israéliens avaient déposé des bombes visant des biens égyptiens, américains et britanniques, dans l’espoir d’en faire porter le blâme sur les Frères Musulmans, les Communistes, des mécontents et des nationalistes locaux. Connue sous le nom d’Affaire Navon d’après le nom du Ministre israélien de la Défense qui avait dû démissionner. Israël a reconnu sa responsabilité en 2005, lorsque le Président israélien Moshe Katzav a rendu hommage aux neuf agents juifs égyptiens impliqués dans l’opération.

(d’après la notice de http://en.wikipedia.org/wiki/Lavon_Affair#cite_note-honored-1).

[2] Texte du discours (en anglais) sur : http://www.düsseldorf.de/top/thema010/kultur/beitraege/heinepreis08/rede_oz_en.pdf

[3] « Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen »

[4] Parmi les réactions à ce texte, ces quelques lignes d’Orly Noy :

« Zvi, chaque mot est taillé dans la pierre. Simplement, au lieu de l’envoyer au diable, j’aurais envoyé Oz à Gaza. Dans la Bande de Gaza. Qu’il passe quelques jours d’hiver dans Gaza affamé, obscure et morne (un journaliste allemand qui en est revenu il y a quelques jours, m’a raconté comment leur voiture avait heurté un âne, un soir, parce que la Bande de Gaza était plongée dans l’obscurité totale), sans chauffage, sans gaz pour cuisiner, sans moyen de transport, dans Gaza où « l’occupation a pris fin » puisque, par l’effet de notre grande générosité, nous nous en sommes retirés. Et alors, il nous parlera des « extrémistes des deux camps » et il nous parlera de la culture d’un pays qui renvoie chez lui un homme qui a ouvert le feu sur des Palestiniens non armés au motif qu’il aurait « agi pour se défendre ».

Oz, avec son arrogance insupportable, son autosatisfaction repoussante et son racisme chic, est le visage le plus caractéristique de l’Etat d’Israël aujourd’hui. C’est pourquoi il devrait, dorénavant, recevoir automatiquement, chaque année, le Prix Israël. Nul ne le mérite comme lui. »