FREE PALESTINE
10 août 2008

Tony Judt et le mal, du bon usage de la Shoah

Tony Judt et le mal, du bon usage de la Shoah[19/02/08]

 

Dans un article intitulé "The 'Problem of Evil' in Postwar Europe", paru le 14 février dans la New York Review of Books, l’historien britannique Tony Judt examine l’évolution de la notion de mal et dresse une analyse critique de toutes les formes de manipulations de la mémoire historique à des fins politiques ou morales.

Se référant à l’ouvrage fondateur de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Tony Judt constate que la prophétie de la philosophe allemande, pour qui le mal aurait du s’imposer en tant que question fondamentale de l’après-guerre, ne s’est que partiellement réalisée. Après la victoire, la question du mal – en tant que brutalité extrême et crimes de masses - n’est pas devenue centrale au sein du débat intellectuel ni dans les programmes d’éducation. Si à Nuremberg des juristes tentaient de définir ce nouveau crime qu’était le génocide, de leur côté les Européens étaient davantage préoccupés de l’oublier jusqu’au basculement des années 1960. Depuis, les programmes scolaires et universitaires se sont emparés de la Shoah, des études, mémoires, fictions, films et documentaires sur le thème abondent, comme si la prophétie d’Arendt s’était enfin réalisée.


Contradictions mémorielles

D’après Judt, nous sommes allés trop loin. Il y a un risque à n’enseigner l’histoire de cette période qu’au travers du prisme de la Shoah. Contre un matraquage mémoriel, Judt veut nous rappeler que ce qu’il y a de traumatisant en ce qui concerne la destruction des juifs, ce n’est pas que cela importait tant, mais précisément que cela importait si peu. L’ambivalence du terme "mal", en tant que qualificatif de la Shoah, nous fait plonger dans une contradiction. D’un côté l’extermination des juifs est présentée comme un paroxysme du mal soulignant le caractère unique de l’holocauste, puis par extension ce terme a été appliqué à d’autres génocides (ce qui constitue en soi un premier problème). Conséquemment, si la Shoah revêt un caractère unique, pourquoi être sujet à la peur d’une récurrence de l’holocauste ? À s’affoler à la vue du moindre graffiti antisémite, ne risque-t-on pas de ne plus distinguer entre le véritable mal et les autres folies de l’humanité, stupidité, préjugés, opportunisme, démagogie et fanatisme ? La notion de mal ne doit pas être diluée.


Manipulation à des fins politiques

Plus encore, investir énergies morale et émotionnelle au sein d’un unique enjeu présente un risque. Judt déplore que l’antisémitisme, comme le terrorisme aux Etats-Unis, puisse être perçu comme le "seul" mal aux dépens d’autres maux dont notre attention ne devrait pas être détournée. Enfin, l’historien critique l’association de la mémoire de l’holocauste à l’existence de l’Etat d’Israël, ce en quoi il voit une position "extraordinairement dangereuse". Critiquer Israël ne doit pas être assimilé à une remise en question de l’holocauste, et encore moins à de l’antisémitisme. Tony Judt craint qu’en ayant souligné le caractère unique de la Shoah, tout en l’ayant invoqué comme argument dans des affaires contemporaines, les jeunes n'aient aujourd’hui perdus des repères pourtant fondamentaux. En ayant attaché la mémoire de la Shoah à un seul Etat, Israël, Judt estime que sa signification a été de fait "provincialisée". Pourtant, le problème du mal est universel, et si l’on persiste à le manipuler au niveau local, cette mémoire ne sera plus comprise, son lien universel avec chaque individu rompu.


Faire de l’histoire, non pas des leçons

Pourrait-on alors voir en Judt un avocat de la récente mesure annoncée par Nicolas Sarkozy de "confier" à chaque élève de CM2 la mémoire d’un enfant juif déporté ? Sans doute non, car, pour Judt, les leçons les plus fortes sont à long terme les moins efficaces. Et c’est la liberté qui offre à l’histoire le meilleur moyen de préserver les preuves des crimes passés. À utiliser le passé de manière sélective à des fins morales dans un contexte actuel, on n’obtient que médiocre histoire et mauvaise moralité. À la banalité du mal, quotidienne, normale et dérangeante des hommes, s’ajoute la banalité de la redondance qui rend son objet, le public, immunisé au mal que l’on lui décrit. S’il faut faire en sorte que le problème du mal reste essentiel à la vie intellectuelle, et pas seulement en Europe, Judt préconise mesure et cohérence en soulignant que c’est à l’Est, et sur les autres continents, que se trouve l’enjeu.

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Crédit photo : Flickr / C.Puisney

http://www.nonfiction.fr/article-691-tony_judt_et_le_mal_du_bon_usage_de_la_shoah.htm

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