FREE PALESTINE
5 mars 2008

Liberté d’occuper

Liberté d’occuper

(La jeunesse des collines s’est mariée)

Ouri Blau

Haaretz, 22 février 2008

www.haaretz.co.il/hasite/spages/956230.html

Version anglaise : Freedom of occupation

www.haaretz.com/hasen/spages/956802.html

Hagit et Amihaï Carlebach cultivent des légumes dans le jardin, mangent des œufs de ferme, vident une bouteille d’Arak avec des amis et jouissent d’une vie pleine de liberté, d’esprit pionnier et de camaraderie. Il est vrai que tout ceci se passe dans un avant-poste illégal, sous la garde rapprochée de soldats, mais pourquoi cela devrait-il être dérangeant ? Où est le paradoxe ?

« Toi, je me souviens de toi le soir

Toi, le soleil se couchait comme toujours…

Toi, ta petite maison était face à la mer

Toi, il y avait là un arbre, avec des fruits comme du sang…

Toi, les vagues de la mer ont détruit ta maison

Toi, des vents de l’est ont fait oublier ton nom »

(Ouri Assaf, « Toi ») 

Sur la table, dans la caravane de Hagit et Amihaï Carlebach, dans l’avant-poste illégal de Mitzpe Lachish, entre les restes du repas végétarien du soir de shabbat [vendredi soir], traînent une bouteille de vin rouge, vide, des canettes de bière vides, et une bouteille et demie d’Arak qui a été bue dans de petits verres avec du sirop de framboise. Tout autour sont assis les maîtres de maison et leurs amis Shmouel Friedman, soldat au bataillon orthodoxe des Jeunesses Pionnières Combattantes, la voisine Yaël Biliah, son compagnon et un des soldats de la brigade Lavie chargée de protéger l’avant-poste. 

C’est la caravane des Carlebach qui se trouve le plus à l’extrémité de l’avant-poste qui n’est pas entouré d’une clôture. Seules quelques centaines de mètres la séparent des premières maisons du village de Beit Awa. Une partie des caravanes sont entourées de murs de bétons érigés après l’attaque terroriste visant la colonie voisine de Negohot, le soir du Nouvel An juif, en 2003, et au cours de laquelle Eyal Yeberbaum et un bébé, Shaked Avraham, avaient été assassinés dans leur maison. Il n’y a pas de clôture autour de la caravane de Hagit et Amihaï, mais le taux d’alcool dans leur sang est élevé, comme leur état d’esprit. Quelque part dans la pièce, il y a un fusil et un revolver, mais maintenant, sur la belle et paisible colline, chacun ayant le ventre plein et Hagit distribuant des recueils de chansons en hébreu, il est facile pour chacun de vouloir seulement continuer à boire et à chanter.

La première chanson, « Toi », est choisie par Yaël Biliah, 22 ans, qui vit dans cet avant-poste depuis quatre mois. Yaël Biliah a été évacuée de sa maison de Netzer Hazani, dans le Goush Katif [dans la Bande de Gaza] lors du désengagement. C’est dans le Goush Katif qu’elle a connu Hagit et Shmouel, tous deux originaires de Neve Dekalim. Après quelques chansons encore, et peut-être un peu trop d’alcool, quelque chose des « vagues de la mer qui ont détruit ta maison » a filtré et, tout à coup, Friedman éclate en pleurs. Il ne se sera pas réellement apaisé avant de décider d’aller dormir. « L’expulsion hors de la maison fait encore très mal et ne passe pas », dira-t-il le lendemain matin.

Biliah a, elle aussi, les yeux rouges. En essayant d’apaiser Friedman, elle évoque la tombe d’une femme de sa famille qui a été transférée à l’intérieur de la Ligne Verte lors de l’évacuation. Hagit tente d’encourager à continuer de chanter, tandis qu’Amihaï plaide avec insistance pour qu’elle laisse leurs hôtes s’épancher. « C’est salutaire », dit-il. Deux heures plus tard, c’est Hagit qui se laisse aller.

« C’est quelque chose de sensible avec quoi les gens continuent de vivre », explique Amihaï. « Maintenant, ces gens-là n’ont pas de maison, les familles sont séparées et cela a également fait éclater la communauté. Beaucoup de temps a passé, mais les gens habitent encore à Nitzan [dans des ‘caravillas’ - ndt] et pas dans de vraies maisons. » Malgré cela, aucune des personnes présentes n’envisage de s’éviter le traumatisme d’une autre évacuation et de quitter l’avant-poste illégal. Des procédures juridiques permettant son évacuation ont déjà été ouvertes à l’encontre de Mitzpe Lachish. 

Ta vérité à toi

Hagit, 22 ans, est arrivée à l’avant-poste il y a trois ans, environ. Amihaï, 23 ans, l’a rejointe un an plus tard, deux mois avant leur mariage. Elle est originaire de Neve Dekalim, de parents qui comptaient parmi les vétérans du Goush Katif. Lui, il a grandi dans le moshav collectif de Massouot Yitzhak. « Chez moi, on était très à droite, mais ce n’était pas une maison politique comme chez Hagit. Chez nous, il n’y avait pas de discussions politiques », raconte-t-il. Tous deux sont partis fort jeunes de chez eux, ils ont erré et vagabondé avant de se retrouver à cet avant-poste. En cours de route, Amihaï a cessé de porter la kippa et Hagit a échangé sa jupe pour une paire de jeans. Un ami commun les a fait se rencontrer et après huit mois de vie en couple, ils se sont mariés.

Hagit est partie de chez elle quand elle était en 9e année et elle s’est inscrite dans une haute école religieuse pour filles à Petah Tikvah, mais elle a en fin de compte achevé ses études dans une école religieuse pour filles du moshav de Tzafaria. Après cela, raconte-t-elle, « ça a été une année de problèmes dans ma vie. Je me cherchais, j’avais des moments de crise avec moi-même et avec ma famille. Vraiment une période chamboulée. » La confusion a pris fin quand elle est arrivée au séminaire pour femmes de Negohot et qu’elle a entrepris de combiner des études avec un service national effectué à Kiryat Gat.

Puis est venu l’été du désengagement dont elle a passé l’essentiel du temps dans la colonie de Kfar Yam. Pendant la journée, elle rejoignait la foule sur la plage et à la nuit tombée, elle allait manifester au barrage de Kissoufim. Après l’évacuation [des colons], sa famille a emménagé dans un hôtel de Jérusalem et de là, dans le moshav de Nov, sur les hauteurs du Golan. Hagit avait décidé de retourner au séminaire de Negohot pour quelques mois et de déménager à Mitzpe Lachish dès qu’une maison s’y libérerait. Actuellement, elle travaille dans le moshav voisin d’Amatzia, comme éducatrice dans une garderie.

Elle a commencé à délaisser la religion, raconte-t-elle, déjà à l’âge de 16 ans. « Il s’agissait d’essayer des choses, d’examiner par toi-même si les choses étaient justes ou non. Ça ne suffit pas, tout ce qu’on t’a dit et enseigné. Pour mes parents, ça a été dur, mais à un moment donné, ils s’y sont faits. Je suis la seule, dans la famille, à avoir abandonné la religion. Mon grand frère a connu quelque chose de semblable, mais il en est sorti renforcé. En fin de compte, je considère la vie comme une aventure. C’est dangereux, mais c’est chouette, aussi, et intéressant. En réalité, chacun cherche ce qui pourrait le guider. Je tiens beaucoup à cette idée de ‘ta vérité à toi’. »

- Au bout du compte, cette recherche vous a menée du Goush Katif dans une autre colonie. On peut avoir l’impression que vous n’avez pas vraiment cassé la baraque.

« Je suis partie et j’ai été suffisamment dissipée. Je ne pense pas que je me retrouve dans un lieu comparable. Je pense que j’ai brisé le cadre et que mon point de vue, aujourd’hui, est beaucoup plus ouvert. »

Amihaï a commencé ses pérégrinations encore plus tôt. « J’ai quitté la maison alors que j’étais en classe de 7e. Je suis allé étudier dans une école à Jérusalem où je suis resté jusqu’en 8e, puis je suis allé dans une yéshiva à Kfar Etzion. J’ai erré pas mal, énormément circulé, c’est à peine si j’étais à la yéshiva, mais on m’y ramenait presque toujours. A un moment donné, j’étais inscrit là-bas mais je n’y allais quasiment pas, sauf à l’occasion, pour apprendre les choses qui m’intéressaient. Ça m’était très difficile de rester assis sur mon derrière, j’avais la bougeotte, j’étais hyperactif. »

« Quand j’étais en classe de 11e, je suis allé vivre dans l’avant-poste de Ma’aleh Rehavam, dans la région de Tekoa, un endroit magnifique », poursuit-il. « Un charpentier chez qui je travaillais avait créé cet avant-poste et j’y ai vécu près de six mois. Le noyau principal de l’avant-poste était constitué de quatre ou cinq hommes non mariés. J’étais plus jeune, alors, et avec plus d’enthousiasme. »

- Vous portiez la kippa à ce moment-là ?

« A cette époque, c’était par intermittence. J’ai un frère et des sœurs plus âgés que moi et qui sont non pratiquants, mais ce n’était pas tellement à cause de leur influence puisque j’étais énormément hors de la maison. La plupart de ces choses-là, je m’en suis imprégné à partir de mon environnement. C’est essentiellement une question d’individu avec lui-même. Ce qu’il absorbe et ce qu’il éprouve. »

Après avoir quitté Ma’aleh Rehavam, il a habité un an dans les hauteurs du Golan et a travaillé comme moniteur dans l’école de la nature du Golan, et cela dans le cadre d’une année de service au sein de la société de protection de la nature. Ensuite, il s’est engagé dans les Jeunesses Pionnières Combattantes et il achève actuellement son service militaire sur lequel il refuse de s’étendre, se déclarant seulement d’accord de dire qu’il a, entre autres, servi comme combattant dans les Territoires [occupés] et qu’il n’a pas pris part à la guerre au Liban.

Le booster

« Avant-poste dans le rapport : Mitzpe Lachish – Negohot ouest

- Date de création : janvier 2002

- Localité proche et distance avec la maison la plus éloignée : Negohot, 1 190 mètres à vol d’oiseau

- Approbation du gouvernement ou du Ministre de la Défense pour sa création : aucune

- Nature des droits sur le terrain : terres d’Etat

- Statut urbanistique : aucun

- Nombre d’habitants : 7 familles, une cinquantaine d’âmes

- Type de construction : 7 mobile homes, 2 conteneurs, un hangar, un jardin d’enfants, un générateur, une citerne à eau, des éléments de sécurité, un chemin d’accès

- Organe finançant la création : le Ministère de la Construction et de l’Habitat a versé une somme de 500 000 shekels pour établir les infrastructures

- Connexion au réseau d’électricité : aucune demande de connexion n’a été introduite

- Connexion au réseau de distribution d’eau : aide du Ministère de la Construction et de l’Habitat, lors de la création » 

(Extrait du « Rapport sur les avant-postes », de Talia Sasson, publié en mars 2005)

« Une violation de la loi qui se fait de manière continue, organisée, flagrante, par les institutions elles-mêmes, et qui sape l’autorité de la Loi » : c’est dans ces termes que l’avocate Talia Sasson définissait, dans son fameux rapport, la méthode par laquelle plus de 100 avant-postes illégaux ont été construits sur l’étendue de la Judée-Samarie [la Cisjordanie]. Les milliers de mots qui ont été écrits, depuis lors, à propos de ce rapport, les requêtes introduites auprès de la Cour suprême et les promesses d’évacuations qui ont été faites aux hauts responsables de l’administration américaine n’ont pour ainsi dire rien changé. La plupart des avant-postes mentionnés dans le rapport continuent de prospérer et de se développer.

Depuis la publication du rapport Sasson, quelques changements se sont produits à Mitzpe Lachish qui avait été établi près de la colonie de Negohot, à l’ouest du Mont Hébron, à une heure de route de Tel Aviv. En dépit du fait qu’il y a deux ans, en réponse à une requête déposée par La Paix Maintenant, l’Etat se soit engagé face à la Cour suprême à évacuer l’avant-poste, 20 personnes y habitent aujourd’hui : deux familles avec cinq enfants chacune, deux couples mariés, un homme non marié et une femme non mariée. Malgré la réduction du nombre d’habitants, on y construit un poste d’observation, une plaine de jeu, un petit terrain de football et un poste de garde militaire, et tout le monde a l’eau et l’électricité. Pendant le week-end que j’y ai passé, les Carlebach, Yaël Biliah et une des familles étaient sur place. Quatre soldats veillaient sur dix colons et leurs hôtes, en barrant aux Palestiniens la route d’accès à la localité.

« Qui est Talia Sasson et c’est quoi ce rapport qu’elle a écrit ? », demande Hagit Carlebach, sans aucun cynisme. « De toute façon », dit-elle, « Mitzpe Lachish est le nom que La Paix Maintenant a donné à cet endroit. Nous l’appelons le Booster, d’après le nom d’une pompe à eau qu’il y avait ici auparavant. »

Le couple paie moins de 400 shekels [72 €] par mois pour une caravane amenée des Etats-Unis, il y a des années, et qui a servi à des immigrants éthiopiens avant de venir s’ajouter aux centaines de mobile homes illégaux qui couvrent aujourd’hui les Territoires [occupés]. On entre directement dans la kitchenette équipée d’un four et d’un réchaud. A côté se trouve le salon et, des deux côtés de celui-ci, les chambres à coucher standard avec, dans l’une, un poste de télévision et dans l’autre, un ordinateur relié à l’Internet. Sur les murs, à côté du lecteur de disques, de nombreux livres, une affiche sur l’art aborigène et aussi des dessins de Hagit, dont l’un figurant des Bédouins assis autour d’un feu. Sur le réfrigérateur se trouve encore l’invitation à leur mariage ; il y est écrit « Toi, que l’amour, mon âme, je vais… », avec à l’arrière-plan des lys des sables, dans le Goush Katif. Dans la salle de bain, une petite baignoire, une toilette normale et une cuvette de W.-C. qu’Amihaï est en train d’installer, et où les fèces, au lieu d’être évacuées par un flot d’eau, sont lentement transformées en engrais. Il n’y a pas de conditionnement d’air dans la maison. Quand il fait froid, on allume le radiateur et quand il fait chaud, on ouvre la fenêtre.

Le travail de Hagit dans la garderie et le salaire qu’Amihaï perçoit de l’armée parent à tous leurs besoins. Ils possèdent une vieille Subaru Justy dont l’entretien revient plus cher que le loyer du logement. « Nous menons une vie magnifique », dit Amihaï. « Qu’avons-nous comme dépenses, ici ? Nous mangeons une nourriture naturelle, beaucoup de légumes qu’on achète au marché de Kiryat Gat. La principale dépense ici, c’est la voiture et l’essence. Nous vivons autrement qu’à Tel Aviv et nous dépensons moins que ce que nous gagnons. Nous parvenons même à économiser, sans nullement nous serrer la ceinture. »

- De quoi s’occupent les autres résidents ?

Hagit : « Il y a de l’agriculture dans la localité et la plupart des gens sont dans l’enseignement à Kiryat Gat et dans la région. »

- Vous payez l’électricité, l’eau, la taxe sur la propriété ?

« Au Conseil Régional du Mont Hébron. »

- Comment les caravanes sont-elles arrivées ici ?

« Elles appartiennent à la colonie. En tous points, pour la poste, les paiements, nous sommes un quartier de Negohot. »

- N’est-ce pas étrange à vos yeux que cet endroit que l’Etat qualifie d’illégal soit relié aux réseaux de distribution d’eau et d’électricité, et qu’il dispose de ses routes aménagées ?

Amihaï : « C’est pour ça que j’ai des doutes sur le fait que ce soit illégal. Regardez : l’Etat a donné son autorisation à Bezeq [la société israélienne de télécommunication] pour cet endroit. »

Tout est temporaire

« Nombreux sont les avant-postes qui ont été fondés du fait de la vision de jeunes idéalistes qui ont lu la bonne carte et qui étaient prêts à payer le prix de la mise en œuvre. Malgré cela, il y a un nombre non négligeable de jeunes gens qui résident dans des avant-postes et qui sont arrivés là non seulement pour les raisons évoquées plus haut, mais aussi avec le sentiment que les avant-postes sont un pays de nulle part, un monde auquel ne mène aucune route. Il y a quelque chose qui saisit le cœur de ces jeunes gens d’une aspiration à la liberté intérieure et à se libérer des servitudes de la société. Mais il faut savoir que dans une colonie [yishouv] qui ne dispose pas de plan directeur ni de comité de gestion, dans une colonie qui n’a pas exactement été fondée en conformité avec la Loi et qui n’a pas de limites, de frontières claires, la vie elle-même est susceptible de se dérouler sans loi, sans limites ni frontières claires, et sans plan d’ensemble réglé. Pour certains jeunes gens, les limites de la question de savoir quel air et quelle fumée il est permis de faire entrer dans les poumons, et quelles boissons sont permises et en quelle quantité, sont à peu près aussi claires que les limites de l’avant-poste qu’ils ont établi. »

(Extrait d’un article écrit pour le journal « Nekouda » par le rabbin Yaakov Medan, l’un des dirigeants de la yéshiva de Har Etzion, à Alon Shvout) 

Une visite à Mitzpe Lachish, un avant-poste qui n’est pas considéré comme extrémiste et qui, jamais, n’a fait la une des journaux, révèle une part des motivations d’une partie de ceux qui habitent les avant-postes, ceux qu’on appelle « la jeunesse des collines ». Bien plus que de parlottes sur le Grand Israël, ici on s’occupe de discuter agriculture organique, d’organiser le prochain repas et de choisir un nom pour le chevreau qui vient de naître – « Bob », pour Bob Marley. Il y a quelque chose de dérangeant dans le fait que ceux qui fixent des réalités sur le terrain, qui occupent Condoleezza Rice depuis des années et qui, effectivement, influent sur l’avenir de toute la région, sont parfois une bande de jeunes gens quelque peu coupés de la réalité et qui ont simplement rêvé d’un endroit où ils pourraient vivre en absolue liberté. Que voulez-vous si les territoires situés au-delà de la Ligne Verte sont l’endroit idéal pour concrétiser leur rêve ? L’idéologie de droite apparaît parfois comme une couverture parfaite pour des mobiles psychologiques.

Les Carlebach s’efforcent de vivre en harmonie avec la nature. Amihaï, qui se déclare végétarien, a voté pour le parti des Verts. Hagit raconte que « nous cultivons des légumes, nous ne mangeons que des œufs de ferme et pour ce qui est du lait, il n’y en a quasiment que quand on trait les chèvres ». Etant donné que pour eux, il n’y a pas de différence entre résider dans les Territoires ou dans le Néguev, ils ne prêtent aucune attention au paradoxe qui veut qu’ils mènent une vie au vert sur un territoire occupé et que leur chèvre jouit de plus de liberté de mouvement que beaucoup de Palestiniens.

« De grandes parties du pays ont été envahies à un moment ou un autre », dit Amihaï Carlebach. « Ma maison n’est pas construite sur un village abandonné, et à une certaine époque, nous avions même moins de liberté de mouvement que les Palestiniens, car nous ne pouvions pas emprunter certaines routes. Je ne comprends pas où est le paradoxe entre notre mode de vie et le lieu où nous vivons. »

- Jusqu’à quel point était-ce important pour vous de venir vous établir au-delà de la Ligne Verte ?

Amihaï : « Ce n’est pas que je me sois dit : "c’est un avant-poste illégal, alors je vais venir y vivre". Les gens habitent à un endroit parce qu’ils l’aiment et en aiment l’atmosphère. Ici, chacun a ses propres raisons. Il y en a avec moins de coloration idéologique. Je crois que nos voisins (qui ont préféré ne pas être interviewés) sont des gens très marqués idéologiquement, mais je ne leur ai pas collé une jauge à idéologie pour examiner comment ils sont avec moi. »

- Comment êtes-vous arrivé ici au juste ?

« Nous avions cherché un moshav dans la région de Kiryat Malachi, à Kiryat Gat. Nous avions trouvé un logement dans un moshav et nous y avions passé une nuit, mais nous ne nous y sentions pas bien. Alors nous sommes partis. »

- Qu’est-ce qui vous attire ici ?

« Le fait que tout est ouvert et qu’ici je peux planter des arbres, élever des chèvres et des poules. Faire un jardin, planter des légumes. C’est un endroit dont je sens qu’il est à moi et je me sens à l’aise ici. Nulle part ailleurs je ne me suis senti comme ça. »

- Un observateur extérieur a la sensation d’une dissonance entre la liberté que vous éprouvez ici et le fait que vous êtes installés, avec une tour de guet, en territoire occupé, à côté d’un village défini comme hostile.

« Ici, vous vous sentez beaucoup plus libre que dans des endroits apparemment sûrs. Vous ne vous sentez pas menacé. A Tel Aviv, il y a un gardien partout aux entrées. Ici, je me sens vraiment bien, et je suppose que cela tient essentiellement à ce que fait mon environnement proche. »

- Vous pourriez éprouver la même chose en bien des endroits dans le Néguev et en Galilée.

« Ça viendra peut-être un jour, mais il se peut très bien que nous restions ici jusqu’au jour de notre mort. Je n’ai pas cessé de bouger pendant toute mon enfance et c’est peut-être ici l’endroit où je m’établirai. »

- Cela ne vous trouble pas d’habiter un endroit qui est, presque par définition, temporaire ?

« Tout dans la vie est temporaire. Même si vous avez une magnifique maison au nord de Tel Aviv, elle peut très bien être temporaire. Tout à coup – le ciel nous préserve – la guerre arrive ou le niveau de la mer s’élève ou votre maison est incendiée. Et vous avez tout perdu. Ici, c’est peut-être un peu plus temporaire et ailleurs, on croit seulement que c’est peut-être un chouia plus sûr. »

- Vous négligez le fait que vous habitez dans un avant-poste illégal, en un lieu pour lequel on se bat.

« C’est vrai que c’est totalement absent de mon discours. A Ma’aleh Rehavam, je ne ressentais pas non plus que j’étais engagé dans un combat. C’était chouette pour moi là-bas, je plantais, j’aidais à construire des choses. C’est la sensation d’être un pionnier. Il y a quelque chose de très agréable, et qui vous donne de la satisfaction, dans le fait que c’est vous qui avez planté les arbres et tracé le chemin. »

- Et vous n’auriez pas pu faire cela ailleurs ?

« J’aurais pu. Je n’ai peut-être pas assez cherché. Mais je ne pense pas que dans le Néguev, il y aurait la même ambiance générale qu’ici, les mêmes gens que ceux qui sont autour de moi. Les gens ici font ce qu’ils veulent et ce qu’ils aiment, des gens très gentils et chaleureux. C’est chouette d’être avec eux et de discuter avec eux. Nous sommes en très bons termes avec les voisins. Les maisons sont très ouvertes. S’il vous manque quelque chose, vous entrez dans une maison et vous prenez, tout simplement. »

- Vous êtes ce qu’on appelle un « jeune des collines » ?

« Il se peut que je l’aie été autrefois et il se peut que je le sois encore maintenant. C’est ce qu’on disait de moi, du temps où j’errais, dépenaillé. Mais pour moi, c’est juste un nom qu’ils ont inventé, il n’existe en fait rien de tel. Quand on dit "jeunesse des collines", je pense qu’on en a à toutes sortes de jeunes extrémistes qui rôdent avec de grandes kippas et des barbes fillasses, et qui cherchent à harceler les Arabes. Voilà pour l’image. La plupart des jeunes que je connais et qui habitent dans les collines sont des gars qui veulent habiter dans des endroits tranquilles, travailler la terre et se tenir à distance de toute la saleté de la ville. »

- Mais vous ne tenez pas compte du fait qu’il leur importe que ce soit dans les Territoires [occupés].

« Parce qu’il n’y a pas deux endroits comme celui-ci. Je me suis retrouvé dans une ferme en Galilée mais il n’y a rien de tel. A peu près nulle part ailleurs en Israël vous ne pourrez aller vivre avec tout le monde comme dans une sorte de communauté. »

Hagit : « C’est cela vivre dans la réalité en accord avec vos propres valeurs idéologiques. »

- Pour vous, c’est important que cela soit ici ?

Hagit : « Oui. Vous voyez, ça me plairait beaucoup de trouver une ferme en Australie, de m’y installer et de ne pas avoir à me soucier de l’anarchie qui règne ici. Cela nous attire vraiment très fort. D’un autre côté, je ne peux pas échapper au fait que nous sommes juifs. Nous étions déboussolés. »

- Qu’est-ce que cela veut dire être juif ?

« C’est comment je veux élever mes enfants, selon quelles valeurs et à quel endroit. »

- Vous voulez élever vos enfants dans l’avant-poste ?

« Oui, c’est un excellent endroit. J’ai grandi avec des obus de mortier et j’en avais peur, comme d’autres enfants ont peur des monstres. Par ailleurs, il me semble qu’aujourd’hui, des enfants ont peur des terroristes dans tout Israël. Et d’une manière générale, qui peut m’assurer qu’ailleurs, ce serait plus sûr et meilleur ? En Israël, peu importe où vous vivez. »

Aucune démarche violente

« Au sud du Mont Hébron, vous vous retrouvez fortement exposé à des images fantastiques des premiers temps… Lentement, tout en gardant le troupeau, j’ai compris que la chose la plus dure qui soit arrivée au peuple d’Israël, c’est la sédentarisation. Plus elle devenait lourde, et plus nous avons été saisis par la colère du lieu et le matérialisme a détruit toute la bonne part. C’est pourquoi il est tellement important de se trouver en mouvement, bouger, bouger sur les traces du troupeau, respirer l’air, s’exposer un peu au vent, à la pluie, des choses très purifiantes… Dans tout le Mont Hébron, il y a de larges terres d’Etat, mais nous sommes sur les routes, tandis que les territoires sont gagnés par les troupeaux des Arabes. C’est une guerre longue, pas une guerre d’un jour. Il faut ménager la force. Toute démonstration de violence est une démonstration de faiblesse. Parfois, les bergers arabes brandissaient des bâtons, me tiraient par la chemise. Je mettais tous mes efforts à ne pas en arriver à ce que la force des mains soit ce qui décide. Je mettais seulement en œuvre la force de la prière, y compris dans la lutte. Pour eux, c’était nouveau et, grâce à dieu, ça a marché. »

(Extrait d’une interview accordée au journal « Nekouda » par Yaïr Har Sinaï, assassiné en juillet 2001) 

Il y a quelques mois, raconte Amihaï, ils ont rassemblé les meubles d’un appartement à Tel Aviv. « Ma mère était là et elle a dit à l’entrepreneur : "Nos enfants sont les vrais pionniers" », raconte-t-il. C’est, selon lui, la seule et unique fois que sa famille faisait référence au fait qu’il vivait dans un avant-poste. Dans la famille de Hagit également, les habitants de Mitzpe Lachish ne sont pas un sujet de discussion. Pour eux, il s’agit d’une partie d’Israël, exactement comme Tel Aviv.

- Y a-t-il une autorité ou une personnalité dont vous tirez de la force, de l’inspiration ?

Amihaï : « Nous traçons notre propre route, mais il y a des gens dont j’estime beaucoup la voie qu’ils ont suivie. Par exemple Yaïr Har Sinaï, qui a grandi dans le mouvement de la Colonisation Laborieuse et il a vu la crise que traverse l’agriculture en Israël : la désintégration des fermes, les enfants qui ne travaillent plus aux champs et tout le lien à l’agriculture qui est détruit. Il était devenu un végétarien pur et dur, il était en faveur d’un retour à la nature, il s’est opposé au recours à la force et aux armes et il circulait sans arme. Même quand il y avait des frictions avec les bergers des alentours, il n’attaquait pas et il s’en sortait toujours. Mais à la fin, ils l’ont assassiné. »

- Vous est-il arrivé de parler à des Palestiniens ?

« Ça m’est arrivé. A la fois comme soldat aux checkpoints et aussi dans le Goush Etzion, quand je faisais de la randonnée, j’ai discuté agriculture et des choses du genre avec des fellahs. »

- Ici, en fait, vous ne voyez pas d’Arabes. Seulement de haut.

« Oui. Parfois on voit des bergers, des gens qui travaillent dans les champs. »

- Mais ils ne viennent pas ici ?

Hagit : « Non, vraiment pas. C’est la différence avec la génération de mon frère qui faisait des excursions annuelles à Gaza, et la génération de mes parents qui faisaient leurs achats à Khan Younes. Si seulement je pouvais descendre ici, au marché de Beit Awa. C’est sûrement meilleur marché qu’à Kiryat Gat. »

- Avez-vous un problème de principe avec les Arabes ?

« Actuellement, ce sont nos ennemis. Que voulez-vous ? Quand un peuple vous combat, il est difficile de se diviser et de dire : lui, c’est mon ennemi, mais pas son enfant. De là découle toute cette complication avec nous-mêmes. »

- Savez-vous qu’un décret de délimitation porte maintenant sur cet endroit, c’est-à-dire qu’il est possible d’engager la procédure de votre évacuation ?

Hagit : « Je voudrais qu’il y ait une justice, et je vois tous les mois, dans le village qui est en face de moi, une nouvelle maison arabe. Que l’Etat réponde à cette question : pourquoi y a-t-il de nouvelles maisons sur chaque colline qui était encore vide quand je suis arrivée à Negohot ? Si l’approche, c’était qu’il y avait ici de la place pour les Juifs, alors tout ici était légal. La loi, ici, n’a pas sa place, parce qu’elle découle d’une certaine conception. Si cette conception venait à changer, la loi aussi changerait. A partir du moment où la conception du chef du gouvernement à l’égard du Goush Katif a été qu’on n’avait pas besoin de cet endroit-là, celui-ci est instantanément devenu illégal. Tout est politique. Je pense que je défends l’Etat et que j’apporte ma contribution à l’Etat, et le fait que je me trouve ici constitue une protection pour ceux qui vivent à Shekef ou à Lachish. Je pense que la roue peut tout à coup changer de sens, la conception sera alors différente et il sera décidé qu’il est important qu’il y ait des Juifs ici. »

- Que ferez-vous si on vient pour vous évacuer ?

« Nous pleurerons, que voulez-vous faire ? Les gens sont conscients que cela peut arriver. »

- Il y aura de la violence, vous résisterez ?

Amihaï : « En réalité, je ne sais pas ce qui se passerait, mais je n’adopterai aucune mesure violente. Je ne sais pas si d’autres le feront, mais je n’ai pas l’impression. Nous savons que la violence n’aide pas, mais ça peut améliorer vos sentiments. Parce que si vous avez la sensation de n’avoir rien fait quand on vous a démoli votre maison, vous pouvez vous sentir abattu un peu après. »

- Vous avez planté ici des arbres auxquels il faudra des années avant qu’ils ne donnent des fruits.

« Vous connaissez l’histoire de Honi HaMe'aguel [le traceur de cercles] ? Honi HaMe’aguel était un jour sur un chemin. Il vit un homme occupé à planter un caroubier. Honi lui demanda : "Cet arbre, dans combien d’années donnera-t-il des fruits ?". Le planteur lui répondit : "Après septante ans". Honi lui dit alors : "Es-tu si assuré de vivre septante ans et de pouvoir ainsi manger ses fruits ?" L’autre lui dit : "Moi, j’ai trouvé le monde plein de caroubiers, alors, comme mes pères l’ont fait pour moi, je planterai pour mes fils et les fils de mes fils". Les arbres, c’est quelque chose qui a un lien avec l’éternité. C’est notre existence dans ce monde. Même si nous partons, les arbres resteront ici. »

(Traduction de l'hébreu : Michel Ghys)

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