FREE PALESTINE
3 mars 2008

Topologie furtive

Topologie furtive

Jacques Lévy

28.02.2008

http://www.espacestemps.net/document4543.html

(...) En quoi ce mode de contrôle de l’espace diffère-t-il d’un quadrillage habituel d’une armée d’occupation ? La mise en place d’un réseau dense permettant de contrôler les Palestiniens est une incontestable composante de l’action israélienne. Mais ce n’est qu’un aspect de cette politique. L’autre aspect consiste à détruire progressivement et systématiquement toute possibilité de consistance autonome pour un espace palestinien, mais en évitant les mesures les plus radicales et les plus visibles (expropriation générale des terres, déplacement ou expulsion massive des habitants ; peuplement consistant, exhaustif et définitif par des colons).

(...) La plus grande innovation est probablement l’agencement, par l’action topologique, d’un espace multicouche. L’objectif consiste à rendre possible, simultanément et dans les mêmes lieux, deux lectures de l’espace. À première vue, tel lieu, telle aire peuvent être considérés en même temps comme palestiniens et comme israéliens. Comment est-ce possible ? Tout simplement par la superposition de deux topologies, et notamment de deux réseaux routiers, les couches étant reliées entre elles par un très petit nombre de commutateurs. La couche israélienne est clairement dominante : elle s’approprie le réseau viaire existant chaque fois que nécessaire et bénéficie des meilleures accessibilités. La couche palestinienne est lacunaire, pleine de butées et de détours, mais elle bénéficie localement de connexités grâce à des passages souterrains qui permettent de relier des aires palestiniennes séparées topographiquement par la déconstruction israélienne. Ce « contournement du contournement » a été théorisé par les autorités israéliennes avec l’expression poétique « Fabric of Life Roads » (« Tissu routier vital ») ou, plus techniquement, « transportational contiguity », par opposition à « territorial contiguity ». De nombreux autres tunnels sont en projet et le gouvernement n’hésite pas à communiquer sur ce point, comme preuve de sa bonne volonté géographique. Si ces aménagements étaient réalisés, ils pourraient aboutir à faire de l’espace de la Cisjordanie une réalité totalement bi-couche. Ce modèle spatial a aussi été partie prenante de différents projets de connexion entre la Cisjordanie et Gaza « par-dessus » ou « par dessous » le territoire israélien.

(...) Ce à quoi nous assistons, c’est à un spatiocide, qui, poussé à son terme, supprimerait la relation au territoire des Palestiniens, mettant en cause leur définition comme « peuple », de la même manière, il est amusant de le noter, qu’il est discutable de parler de « peuple » juif pour désigner la communauté à principe ethno-religieux qui, à travers le Monde, se réclame du judaïsme. L’état de Palestinien ne désignerait plus un habiter effectif mais simplement une origine géographique mémorielle, comme c’est le cas pour les réfugiés ou les émigrés. Ceux qui resteraient sur place n’en seraient pas pour autant les habitants. Ils deviendraient des réfugiés palestiniens supplémentaires, in situ. Les Palestiniens perdraient non seulement la perspective de former une nation dotée d’un État, mais même celui d’avoir, dans leur viatique, un ici qui leur soit propre.

(...)

Jacques Lévy est professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros et de l’Institut du développement territorial (Inter), il est aussi professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales.

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