*Israël ou la victoire à courte vue*
Six-Jours, en juin 1967, Ariel Sharon (2e à partir de la gauche), pendant un bref moment de détente avec Moshe Dayan (au centre, avec son fameux bandeau) et sa fille, Yael. Photo Gilles Caron
Critique
*Israël ou la victoire à courte vue*
LE MONDE | 28.05.07 | 14h47 • Mis à jour le 28.05.07 | 14h47
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-915841,0.html
De toutes les guerres israélo-arabes, celle qui opposa Israël à l'Egypte, à
la Syrie et à la Jordanie du 5 au 11 juin 1967 est sans doute celle dont les
conséquences géopolitiques ont été les plus durables, puisque c'est à cette
occasion qu'ont été occupés par Israël les fameux "territoires" dont le sort
est resté au coeur de l'actualité au cours des quarante dernières années :
la bande de Gaza, la Cisjordanie, le plateau du Golan et enfin le Sinaï,
restitué à l'Egypte à partir de 1979. Sur cette guerre éclair dont le
Proche-Orient n'a cessé de digérer les effets, le récit très dense de Tom
Segev, qui vient de paraître en France, deux ans après une sortie remarquée
en Israël, est l'ouvrage le plus complet à ce jour.
Editorialiste au quotidien *Haaretz*, l'auteur appartient à cette génération
de "nouveaux historiens" israéliens qui, depuis les années 1980, ont
entrepris une relecture critique de l'histoire du sionisme, en rupture avec
une historiographie aux accents volontiers triomphalistes. On se souvient
notamment de son étude sur *Les Premiers Israéliens* (Calmann-Lévy, 1998),
où il rappelait quelques vérités dérangeantes, par exemple sur le sort
réservé aux Palestiniens lors de la création d'Israël en 1948. Avec ce livre
sur la "guerre de six jours", c'est une autre page du roman national qu'il
passe au crible, après avoir consulté une masse considérable d'archives
israéliennes, déclassifiées récemment pour la plupart.
Plongé dans le tourbillon des événements, du huis clos des conseils de
cabinet au terrain des opérations, le lecteur comprend comment certains
choix ont été dictés par une logique politique plutôt qu'au nom de la pure
rationalité stratégique. En détruisant le gros de l'aviation égyptienne au
bout de quelques heures, Tsahal avait en effet démontré d'emblée sa
supériorité militaire sur Nasser, lequel avait poussé Israël à l'offensive
en bloquant le golfe d'Akaba. De cette victoire foudroyante, certains
responsables politiques et militaires surent tirer parti pour aller plus
loin, saisissant en quelque sorte l'occasion pour voir advenir ce "Grand
Israël" dont les pères fondateurs de la nation n'avaient pas voulu vingt ans
plus tôt.
Tom Segev restitue avec talent les intrigues qui minèrent les sommets de
l'Etat israélien pendant ces journées décisives. Il raconte la façon dont le
vieux David Ben Gourion, secondé par un Shimon Pérès aguerri aux manoeuvres
politiciennes, essaya depuis sa semi-retraite de saper l'autorité du premier
ministre Lévi Eshkol, obligé de céder le portefeuille de la défense à un
Moshe Dayan en qui il n'avait guère confiance et de faire entrer dans son
cabinet le leader de la droite nationaliste, Menahem Begin. Il consacre
également de savoureux passages à cette diplomatie parallèle d'émissaires
officieux qui s'assurèrent de l'appui personnel du président américain
Johnson tout au long de la crise.
Ce qui frappe le plus, cependant, est le contraste entre la liesse populaire
suscitée par le succès de Tsahal - qui rejaillit sur des militaires promis à
de belles carrières politiques, comme Yitzhak Rabin et Ariel Sharon - et les
immenses problèmes, mal anticipés, que l'occupation des territoires ne tarda
pas à poser.
A commencer par le défi représenté par la présence d'une importante
population arabe à l'intérieur des nouvelles frontières d'Israël
(l'historien rappelle à ce propos comment les Palestiniens furent encouragés
à quitter le pays, et revient sur l'idée de Lévi Eshkol d'en déplacer 100
000 en Irak). Comme si la société israélienne, gangrenée avant guerre par la
morosité et la peur du terrorisme, avait été grisée par une victoire qui lui
redonna confiance sans lui apporter ni la paix ni la sécurité. La guerre du
Kippour, déclenchée six ans plus tard, cette fois par l'Egypte et la Syrie,
ne tarderait pas à le lui rappeler.
*1967 : SIX JOURS QUI ONT CHANGÉ LE MONDE *de Tom Segev. Denoël, 672 pages,
32 ¤.
*Thomas Wieder*
Article paru dans l'édition du 29.05.07