FREE PALESTINE
26 février 2007

Israël face aux attentats-suicides

Israël face aux attentats-suicides : le nouvel ethos de la violence

Cultures & Conflits n°63 (automne 2006) pp. 83-99

Lætitia BUCAILLE

http://www.conflits.org/document2106.html

L’enlisement du processus de paix et l’échec des négociations ont projeté Israéliens et Palestiniens dans une ère d’affrontement inédite où les kamikazes ont progressivement éclipsé les tireurs embusqués et les jeteurs de pierres, tandis que l’armée israélienne inflige des représailles à coups de bombardements aériens, de destructions de maisons, de bouclages 1 et de couvre-feux. Plus de 5 000 morts en cinq années d’Intifada al-Aqsa traduisent l’incapacité des uns à inventer les modes d’une lutte de libération nationale et des autres à s’extraire d’une logique exclusivement sécuritaire.

De part et d’autre, les arguments semblent imparables : les Palestiniens, parmi lesquels on compte les quatre cinquièmes des victimes, peuvent facilement prouver l’usage excessif de la force à leur encontre, la spoliation de leurs terres, leur enfermement derrière le mur de sécurité ainsi que les humiliations et les brutalités aux innombrables barrages ou lors des incursions de l’armée israélienne. Les Israéliens peuvent dépeindre sans peine l’angoisse qui les étreint et l’horreur qui les frappe lorsque de jeunes Palestiniens décident de se faire exploser au milieu d’une foule anonyme. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur la justesse des causes de chacun, d’évaluer et de comparer l’étendue de leurs souffrances respectives, ni de justifier ou de légitimer les violences exercées par les uns et les autres. Il s’agit plutôt de sonder l’imaginaire qui sous-tend ces violences. L’objectif est d’interroger l’impact des attentats-suicides sur la relation conflictuelle, et de comprendre notamment comment les narrations israéliennes, en intégrant ce phénomène, se modifient ou se renforcent et renouvellent les perceptions de soi ainsi que les représentations de l’autre. Cette démarche suppose qu’on considère avec Didier Bigo le phénomène terroriste comme une relation qui implique l’auteur autant que la cible 2, d’abord parce qu’il s’inscrit dans la temporalité d’un conflit 3 et parce qu’il induit une réaction en termes de gestion de la menace et de riposte chez la cible, qui influe à son tour sur la stratégie de l’acteur terroriste. Le cycle d’attentats et de représailles en Israël et dans les territoires palestiniens illustre avec intensité le type de relation qui se développe entre les deux parties et qui les enserre dans une logique implacable. Cette réflexion implique également qu’on souscrive à l’idée selon laquelle le rapport au monde et à son adversaire constitue l’un des fondements essentiels de l’imaginaire politique. Ainsi, les narrations israéliennes qui produisent un discours sur soi n’ont de sens que par rapport aux représentations de l’Autre, celles-ci se révélant d’autant plus décisives lorsque l’Autre est défini comme ennemi.

« Israël s’enferme à nouveau dans la posture la plus dangereuse : celle de la victime, du Juif persécuté. Presque chaque menace, même de la part des Palestiniens qui n’ont aucune chance de vaincre Israël, passe pour une menace existentielle, justifiant des représailles toujours plus violentes 4 »

analyse David Grossman, écrivain israélien qui prône un retour au dialogue avec les Palestiniens. Sans ménager ses critiques à l’encontre de la direction de l’OLP, l’essayiste explique qu’avec le surgissement de l’Intifada al-Aqsa et son corollaire d’attaques terroristes, les Israéliens sont convaincus d’être engagés dans un conflit où ils luttent pour leur survie, même si les victimes civiles sont beaucoup plus nombreuses chez les Palestiniens : « Nous avons des dizaines de bombes atomiques… Pourtant, nous restons mentalement des victimes… Cette incapacité à nous percevoir tels que nous sommes dans la relation à l’autre constitue notre principale faiblesse 5 ».

La certitude d’être agressé au point que le principe même de son existence semble ébranlé détermine une hyper-réaction vis-à-vis de celui qui est désigné comme l’agresseur. Ainsi, l’identité victimaire à laquelle la majorité des Israéliens adhère ne les enferme pas dans une attitude de complainte, de malheur et de faiblesse. La fondation de l’Etat d’Israël et l’expérience des guerres contre les Arabes ont forgé « le Juif nouveau » qui peut désormais s’épanouir au sein d’une entité souveraine et vivre en sécurité. Il n’est plus question que celui-ci subisse les coups de ses ennemis. S’il reste l’objet de menaces et d’attaques et qu’il demeure en ce sens une victime, il se doit de résister, de se comporter en héros afin d’arracher la victoire. Le « plus jamais » qui renvoie à Auschwitz exclut que les Juifs d’Israël soient des victimes passives, comportement qui les mènerait à une mort certaine. La création d’un foyer national pour les Juifs leur procure non seulement les moyens, mais les oblige moralement à endosser le rôle du combattant triomphateur qui mobilise son arsenal mental et technique afin de frapper l’adversaire efficacement. Imprégnés de cet imaginaire, les Israéliens conçoivent les coups qui sont infligés à l’adversaire comme des gestes visant à assurer leur propre protection et leur caractère brutal, voire destructeur, ne remet pas en cause leur légitimité. L’angoisse existentielle par rapport à l’avenir individuel et collectif est réactivée par les séries d’attentats-suicides qui endeuillent les villes israéliennes. Aussi irrationnel que cela puisse paraître étant donné la supériorité militaire et économique de l’Etat hébreu dans la région, le sentiment d’insécurité est réel et profondément ancré dans les esprits de la population 6. Il détermine et façonne le prisme sécuritaire qui se forge dans les cercles de décision politique et militaire et au sein de la société, évacuant ainsi l’approche politique fondée sur la recherche de compromis. Il contribue également à nourrir des représentations négatives, stéréotypées et caricaturales de l’adversaire, en d’autres termes, à le diaboliser. Or, si l’ennemi palestinien personnifie désormais le Mal absolu aux yeux de nombreux Israéliens, par voie de conséquence logique, il ne leur reste plus qu’à incarner le Bien et le Juste.

Afin de saisir de quelle manière les attentats-suicides modifient les imaginaires politiques et les rapports stratégiques, on examinera tout d’abord comment se forge en Israël une angoisse existentielle, fondée sur une vision de soi et de l’ennemi, qui alimente le récit victimaire. Puis, on examinera de quelle manière cette posture conduit à inventer une légitimité, celle des « représailles » qui oscillent entre l’usage d’une force visant à l’efficacité et le principe de la vengeance. Enfin, on s’interrogera sur les effets de la « guerre » sur la société israélienne, en considérant que l’impact des violences exercées par son armée est aussi fort que celui des violences subies. Le conflit, loin d’unifier et de solidariser la nation israélienne, fragilise ses fondements moraux, et raidit les lignes du consensus en stigmatisant les voix discordantes.

Victimes et bourreaux, vision du Bien et du Mal

La perception de l’ennemi – qui peut être multiforme – structure les constructions identitaires. Pour convaincre de son statut de victime, il est nécessaire de dépeindre les traits de l’oppresseur. Emerge alors un discours manichéen qui fige les positions idéologiques et entretient la régression de l’imaginaire de l’Autre.

« Nous »

L’identification victimaire et le sentiment d’insécurité existentielle puisent dans les expériences tragiques du peuple juif. L’entreprise d’extermination des Juifs par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale constitue l’un des socles essentiels de la mémoire collective et de l’identité nationale israéliennes. Anita Shapira explique qu’» au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le sionisme semblait la seule voix ouverte pour une reconstruction de la vie juive, tant au plan individuel que collectif » et, qu’en un sens, « tous les Juifs pouvaient être considérés comme des survivants 7 ». Source de légitimation d’Israël, à la fois sur le plan intérieur et extérieur, le souvenir du génocide a pesé sur les décisions politiques ou militaires du pays. En même temps, l’auteur affirme qu’il est impossible d’en mesurer l’influence véritable 8. Idith Zertal considère, pour sa part, que le prisme de la Shoah structure la lecture israélienne du conflit avec les pays arabes et la question des frontières de l’Etat 9. Que les décideurs israéliens recourent à cet événement pour légitimer des actes politiques et militaires qui relèvent en réalité du registre stratégique ne change rien à l’affaire. L’essentiel est que, dans une société imprégnée par la mémoire officielle, commémorative, et par la transmission familiale, la référence demeure traumatique et induit une posture spécifique lorsque l’Autre est perçu comme une menace.

Le mythe de Massada constitue un autre fondement du nationalisme israélien. La colline forteresse est un lieu de visite et de pèlerinage fréquenté par les lycéens et les conscrits. Massada est ainsi devenu un pôle de socialisation politique, religieuse et patriotique central pour les Israéliens. Comme l’explique Yael Zerubave, le récit selon lequel un groupe de Juifs s’est réfugié et a résisté aux Romains qui avaient conquis Jérusalem et détruit le deuxième temple renvoie à deux modes narratifs possibles. Le premier incarne un contre-modèle par rapport à l’Holocauste en mettant en récit l’engagement héroïque pour la liberté, le refus viscéral d’être soumis ou opprimé. En ce sens, le suicide est une mort digne et patriotique. La seconde lecture renvoie à une narration tragique et commémorative : Massada cesse d’être un modèle nationaliste et renvoie à l’idée d’une menace historique, une quasi-analogie de la Shoah 10. En s’imprégnant de cette analyse, on peut penser que les attaques suicides qui se déroulent pendant l’Intifada al-Aqsa renvoient au mode narratif tragique de Massada. Il déclenche – ou réactive – alors cette angoisse existentielle. La mise en avant de cette interprétation tragique n’oblitère pas pour autant la version héroïque ; au contraire, elle la ranime. Logiquement, si un conflit met en jeu la survie d’Israël ou de ses citoyens, le devoir est alors de se comporter d’autant plus héroïquement et de chérir plus que jamais l’idéal de liberté.

L’Israël moderne s’est notamment bâti sur le principe de la « nation en armes ». Tsahal 11, armée populaire et professionnelle, est le produit de l’unification des organisations militaires pré-étatiques menée par Ben Gourion dès la création de l’Etat d’Israël. L’armée est composée de militaires de carrière, de jeunes conscrits et d’une réserve qui rappelle chaque année les civils pour une période de service. Ces caractéristiques contribuent à brouiller les limites entre les sphères militaire et civile et préparent tous les citoyens à l’éventualité de la guerre 12. Le concept de « pureté des armes » est « issu de la tradition révolutionnaire et socialiste de la direction du ychouv et évoque les notions de moralité, le haut niveau de conscience et de motivation idéologique. La guerre d’indépendance instaure cette expression comme effigie identitaire de la stature morale constitutive et supérieure de l’armée israélienne 13 ».

A la suite du massacre perpétré dans le village arabe israélien de Kafr Qassem le 29 octobre 1956, Tsahal inscrit dans son code de conduite le droit de refuser des « ordres manifestement illégaux 14 ». Dans les années 1980, la société de consommation et son évolution vers davantage d’individualisme ont contribué au déclin d’une culture militariste. Nombre d’Israéliens ont commencé à porter un regard critique sur leur armée et ses agissements lors de la guerre du Liban 15 et pendant la première Intifada. A cette époque, un nombre croissant de réservistes ont esquivé ou refusé d’effectuer leur période annuelle de service obligatoire. Cette tendance, qu’illustraient ces divers phénomènes 16, semble néanmoins s’être estompée et renversée dans certaines parties de la société à partir du moment où le processus de paix a échoué et que l’Intifada al-Aqsa a été déclenchée. Dominent à nouveau la confiance et la solidarité à l’égard d’une institution dont les hommes se consacrent à la protection des citoyens. Yitzhak Laor explique l’attachement affectif et l’adhésion morale à l’armée au sein de la population israélienne. En évoquant le « camp de la paix » qui se réunit place Yitzhak-Rabin à Tel-Aviv, il écrit :

« Les Occidentaux ne savent pas que les manifestants sont des gens qui aiment l’armée, que le mouvement de la paix en Israël est toujours amoureux de l’armée, qu’aucune manifestation pour la paix en Israël n’a jamais osé dire que les militaires ont pu être responsables d’atrocités ou d’incitation à la guerre. Les mots “crimes de guerre” sont interdits dans ces manifestations car de tels termes projetteraient l’armée, et pas seulement Sharon, dans la catégorie du mal 17 ».

Ainsi, les responsables militaires suscitent un large consensus lorsqu’ils expliquent les opérations qu’ils mènent dans les territoires palestiniens. A la sauvagerie attribuée à ses habitants, les chefs de Tsahal opposent les plans d’une violence rationnelle, centrée sur des cibles précises, retenue, dans la mesure où elle viserait à engendrer le moins possible de « dommages collatéraux ». Malgré la force qu’elle est en mesure de déployer, malgré les morts et les destructions que ses soldats infligent, la véritable victime demeure israélienne, parée d’une supériorité morale indéniable. Les pratiques « sournoises » et « barbares » des Palestiniens le prouvent.

« Eux »

L’échec du sommet de Camp David en juillet 2000, interprété par la majorité des Israéliens comme le rejet par Yasser Arafat des « offres généreuses » d’Ehud Barak 18, a déclenché un processus de régression des imaginaires. Le chef de l’OLP, considéré jusqu’en 1992 comme le chef d’une bande terroriste, toléré puis accepté comme partenaire, a incarné à nouveau un être quasi diabolique, retors, déloyal et cruel. Sa revendication sur la question du retour des réfugiés de 1948 a ranimé la méfiance et le rejet viscéral. Dans un entretien, Ehud Barak traite les Palestiniens de « serial liars ». Il enfonce le clou du racisme culturaliste en ajoutant qu’» ils sont les produits d’une culture dans laquelle mentir ne crée pas de dissonance 19 ». Sa thèse consiste à accuser Yasser Arafat d’avoir planifié le terrorisme afin de réaliser son objectif ultime : la disparition d’Israël. Ariel Sharon s’appropriera par la suite cette analyse.

A l’image de ses responsables politiques, la société renoue avec des représentations négatives de l’Autre et le (re)construit sous les traits de l’ennemi. Le processus est similaire chez les Palestiniens et les clichés frappent par leur ressemblance. Les discours enferment l’Autre et le réduisent à son appartenance ethnique, religieuse et culturelle stigmatisée. Ainsi, de manière symétrique, une sorte d’atavisme frapperait « le Juif » ou « l’Arabe », l’un et l’autre considérés comme « sournois » et « rusés ». Cette personnalité rendrait impossible tout accord de paix puisqu’on ne pourrait « lui faire confiance ». Les exemples historiques confortent les stéréotypes. Depuis quelques années, ces positions se répandent parmi l’opinion publique de part et d’autre de la ligne verte. Les partisans du Hamas et du Jihad islamique ont coutume de dire que dire que les Juifs sont « lâches ». Parmi les Israéliens, certains le laissent également entendre lorsqu’ils expliquent que les « terroristes se dissimulent au sein de la population civile 20 ». De manière analogue, nombre de Palestiniens estiment que les civils israéliens visés dans les attentats ou les tirs de roquettes n’en sont pas, puisque tous, hier, aujourd’hui et demain servent Tsahal et participent ainsi à l’entreprise d’occupation.

En Israël, on insiste régulièrement sur le côté « affectif » et « brutal » des Arabes. Dans l’imaginaire d’une droite radicalisée, « l’Arabe » est considéré comme cruel et primitif. Sa personnalité instable et affective le rendrait incapable de respecter un traité de paix (il est donc inutile d’en signer). De surcroît, l’écart de développement entre les deux sociétés contribue à entretenir le cliché d’un Arabe pauvre, peu instruit, voire arriéré. Ces caractéristiques constitueraient un terreau propre à renforcer le fanatisme des Palestiniens. Plus largement, le rapport de force entre les deux entités, largement favorable à Israël, alimente le mépris à l’encontre d’une société dominée militairement et économiquement.

Une étude d’un psychologue israélien consacrée à la vision des enfants juifs israéliens à l’égard des Palestiniens montre que ceux-ci désignent les Arabes comme des « êtres mauvais, repoussants, sales, arriérés, assoiffés de sang 21 ». A la suite de l’attentat contre une discothèque de Tel-Aviv, il a demandé à un échantillon de quatre-vingt quatre enfants israéliens entre huit et dix ans d’envoyer une lettre à un enfant palestinien, en l’accompagnant de dessins. Les enfants juifs ont représenté les enfants palestiniens de leur âge avec de longues chevelures hirsutes et de grandes canines acérées. La majorité exprime des souhaits de mort à leur correspondant imaginaire. Quoique obtenus aux lendemains d’une attaque suicide particulièrement meurtrière, les résultats sont révélateurs d’une montée en puissance de l’intolérance. Avraham Burg, ancien président de l’Agence juive 22, avait été épouvanté par les propos belliqueux et cruels tenus par des lycéens auxquels il avait rendu visite 23.

Les bombes qui atteignent les Israéliens leur procurent des arguments pour évoquer l’» animalité » et la « sauvagerie » des Palestiniens : en s’attaquant à des civils innocents presque au hasard, ils commettent un geste profondément injuste. De surcroît, les kamikazes choisissent leurs cibles en décidant de se faire exploser dans un restaurant, un bus, une file d’attente ou une fête familiale. Ils voient les enfants, les individus auxquels ils s’apprêtent à donner la mort, croisent peut-être même leur regard. Mus par une détermination et une logique qui demeurent étrangères aux Israéliens, ils semblent tuer de sang-froid et se réjouissent de leur acte, comme le laissent entendre certains témoignages filmés 24. L’image des corps déchiquetés des victimes ajoute au sentiment d’horreur et de répulsion.

Sur un mode similaire, le spectacle télévisé du lynchage des deux soldats, le 12 octobre 2001, qui ont pénétré par erreur à Ramallah a scandalisé et écœuré l’opinion publique israélienne. La mise à mort collective, la complicité supposée de la police, l’image d’un des émeutiers brandissant ses mains rouges de sang à la foule suscitent de la révulsion. Ici, c’est à la fois la brutalité et l’exhibitionnisme qui provoquent le malaise et l’indignation. Il semble que, dans ce cas, le Palestinien, acteur structurellement faible, cherche à jouir d’une petite victoire, qu’il brandit avec la volonté d’effrayer et d’humilier son adversaire. Par cet acte, il parvient à éprouver un sentiment de puissance fulgurant. A l’opposé, l’acteur qui dispose de la véritable supériorité a tendance à minimiser l’usage de sa force. L’Etat-major israélien tente de démontrer que les bombardements des F16 ou les missiles ne touchent que les « terroristes » et épargnent les civils. C’est l’idée des frappes « chirurgicales », des assassinats « ciblés » qui forment la trame de cette rhétorique, les mises à mort sont calculées, étudiées et « civilisées ». L’arsenal de juristes dont s’entoure l’armée israélienne (ou américaine) traduit bien cet effort pour légaliser et légitimer l’usage de la force 25. Le droit est ainsi mobilisé au service de la morale. Moshé Yaalon, chef d’Etat-major des armées entre 2002 et 2005 défend la stature morale de l’institution :

« Dans cette guerre contre le terrorisme, nous n’avons pas tiré un seul obus d’artillerie, ni effectué de bombardements massifs. Il n’y a eu que des attaques chirurgicales, et j’estime que nous pouvons nous enorgueillir de la précision de nos soldats et de nos avions 26 ».

Des droits aux devoirs de la victime

Pour les Juifs d’Israël, l’expérience de victime ne leur procure pas seulement le droit de se défendre contre leur agresseur, mais son renouvellement exige d’accomplir des devoirs de résistance et de riposte. Recourir à la force pour assurer sa survie relève ainsi de l’obligation morale. Le général Halutz ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’un « Etat qui ne se protège pas, se comporte de façon immorale. Un Etat qui ne soutient pas ses combattants ne survivra pas 27 ».

La « menace existentielle »

Lors d’un entretien à Ha’aretz, Shaul Mofaz, ancien chef d’Etat-major, explique ses doutes à propos de la paix durant le processus d’Oslo. Finalement, explique-t-il,

« je suis arrivé à la conclusion que nous étions dans une situation asymétrique inversée. Nous battions en retraite pendant que les Palestiniens étaient sur l’offensive… Nous sommes prêts à accorder aux Palestiniens un Etat palestinien indépendant, mais les Palestiniens ne sont pas prêts à nous accorder un Etat juif indépendant… Je perçois une combinaison de terrorisme et de démographie, recette pour un scénario selon lequel il n’y aura finalement plus d’Etat juif ici 28 ».

Lorsqu’on pense au rapport de forces réel entre Israéliens et Palestiniens, les propos du nouveau ministre de la Défense résonnent de manière surréaliste. Il décrit une situation de faiblesse pour son propre camp ; quoique écrasés sous la puissance de feu israélienne, les Palestiniens sont une menace. Le chef militaire avait déjà frappé les opinions publiques par ses métaphores médicales et en exprimant la conviction d’un danger grave et imminent pour Israël :

« Les caractéristiques de la menace [causée par les Palestiniens] sont invisibles comme le cancer. Lorsqu’on vous attaque de l’extérieur, vous voyez venir l’attaque, vous êtes blessé. Le cancer est, en revanche, quelque chose d’interne. C’est pourquoi, je l’estime plus troublant, car dans notre cas le diagnostic est sévère […]. Je maintiens qu’il s’agit d’un cancer […]. Mon diagnostic professionnel est le suivant : c’est un phénomène qui constitue une menace existentielle 29 ».

Seule l’épreuve des attentats donne un sens aux propos de Mofaz. L’émotion, l’angoisse et l’indignation que provoque l’explosion de kamikazes au cour des villes israéliennes introduisent un élément irrationnel qui conduit une partie des Israéliens à souscrire aux analyses alarmistes et profondément pessimistes des responsables militaires et politiques. Malgré le reflux des attentats à partir de 2003 – lié notamment à l’affaiblissement des organisations palestiniennes – la perception de l’Autre qu’éprouvent les Israéliens ne se transforme pas mécaniquement. En effet, certains groupes palestiniens n’ont pas renoncé à commettre des actions suicides. De surcroît, la méfiance et l’anticipation du risque prévaudront tant que les Israéliens n’auront pas acquis la conviction que les Palestiniens ont opéré une mutation en profondeur et ont renoncé définitivement au terrorisme.

Exercer la juste force

Ariel Sharon a, quant à lui, présenté sa vision historique en déclarant que « la guerre d’indépendance n’est pas terminée. 1948 ne fut que le premier chapitre… Ce qui était vrai avant l’établissement de l’Etat d’Israël le reste…Rien n’a changé fondamentalement 30 ».

Aussi, Sharon comme Mofaz sont convaincus qu’il faut frapper durement les Palestiniens afin qu’ils comprennent et qu’ils se soumettent. Car face au défi qu’ils posent, Israël n’a pas l’intention de plier. Des différences de vues apparaissent entre les deux hommes, notamment lorsque le Premier ministre décide, à l’été 2005, d’évacuer la bande de Gaza. La résistance de l’Etat-major se manifeste car plusieurs responsables militaires considèrent que le retrait « donnera aux Palestiniens un sentiment de victoire qui ne fera que les inciter à poursuivre le combat 31 ». Le mythe de Massada réactivé comme un activisme offensif exige qu’Israël renonce aux concessions et requiert la victoire complète, l’écrasement des « terroristes ». Dans l’une de ses chroniques, David Grossman parodie cet enthousiasme pour le recours à la force : « ô César, continue de te battre jusqu’à la dernière goutte de notre sang, pourvu que tu fasses également couler le sang de nos ennemis. D’une seule voix, nous te le jurons : “Que meure notre âme avec les Palestiniens !”».

Cette dernière phrase, est une allusion à celle prononcée par Samson 32. Le film Pour un seul de mes deux yeux 33 souligne avec pertinence que les Israéliens érigent Samson en héros, celui qui, au moment de perdre, décide de mourir en provoquant en même temps celle de la foule ennemie. Ce choix guerrier ressemble étrangement aux attaques suicides que commettent aujourd’hui les Palestiniens mais, comme le suggère le film, les Israéliens ne semblent pas souffrir de cette contradiction.

Dans l’ensemble, la population israélienne adhère au programme sécuritaire, même lorsqu’en 2002, l’opération « Bouclier défensif » marque une escalade dans la stratégie de représailles. Les incursions dans les villes et les camps de réfugiés, la réoccupation des villes de Cisjordanie et de Gaza, les sièges imposés aux localités, la destruction des infrastructures de l’Autorité palestinienne, l’enfermement imposé à son chef dans les bureaux de la Muqata ainsi que les assassinats ciblés constituent l’arsenal mobilisé par Tsahal pour assurer la survie d’Israël. L’opinion publique s’est nettement radicalisée et reflète le phénomène de droitisation de l’échiquier politique. Ariel Sharon, qui faisait partie de la droite nationaliste dure, élu en 2001 et réélu en 2003 comme Premier ministre, a finalement incarné le centre de la vie politique 34 tout comme Kadima, le parti qu’il a créé et qui est aujourd’hui au pouvoir. La décrépitude de la gauche a été précipitée par l’échec de Camp David. Ehud Barak a réussi à convaincre ses électeurs et ses concitoyens que la direction palestinienne refusait le cadeau qu’on lui offrait, mais que, de surcroît, il n’existait pas de partenaire de l’autre côté de la ligne verte avec lequel on puisse négocier. En souscrivant à cette analyse, les cadres et les militants du parti travailliste n’ont plus rien à proposer. Et pour la majeure partie du camp de la paix, l’attitude palestinienne au sommet organisé par Bill Clinton est une trahison. Aussi, l’effort pour comprendre l’Autre cesse et le désir de l’exclure de son univers s’affirment nettement.

L’édification d’une barrière de sécurité entre Israël et les territoires palestiniens suscite ainsi un large consensus. Si ce mur prive les Palestiniens de leur liberté de circuler, de leurs champs à cultiver et les étouffe économiquement, c’est le prix à payer (par les Palestiniens) pour la sécurité des citoyens israéliens. Empêcher les kamikazes d’arriver sur le territoire de l’Etat juif est l’objectif essentiel. A cet égard, il semble que les barbelés et le béton rendent la tâche beaucoup plus compliquée aux candidats à l’attentat-suicide. Et finalement, le mur qui cloître les Palestiniens permettrait de s’en séparer définitivement. Puisque la preuve semble faite qu’il est impossible de vivre avec eux, autant qu’ils disparaissent totalement du paysage. Le désir d’en être débarrassé, au moins dans les contacts quotidiens, est fort. Le projet de les expulser, l’idée du « transfert » gagne même des adeptes dans le pays 35. La poursuite de la construction du mur entretient l’illusion du « chacun chez soi ». Pourtant, sur un territoire si exigu, caractérisé par l’intrication des populations et la grande dépendance économique des Palestiniens à l’égard d’Israël, la technologie, aussi sophistiquée soit-elle, ne pourra résoudre la géographie. La politique unilatérale prolonge et complète cette logique. Elle est fondée sur l’idée qu’» il n’existe pas de partenaire ». Introduite par Ehud Barak, reprise par Ariel Sharon qui mit Yasser Arafat « hors jeu », cette posture a également permis d’ignorer Mahmoud Abbas, pourtant considéré comme un « modéré ». L’arrivée au pourvoir du Hamas renforce l’idée qu’il n’est pas envisageable de négocier avec les Palestiniens. Loin d’équivaloir à des concessions territoriales, la démarche unilatérale du gouvernement israélien consiste à redéployer les moyens mis en œuvre pour assurer la sécurité du pays, en se débarrassant de fardeaux comme la bande de Gaza, trop coûteux en termes humains et financiers.

Le politique disparaît derrière les « solutions » sécuritaires. Ainsi les Israéliens, en majorité favorables à la naissance d’un Etat palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, soutiennent massivement la répression menée par leur armée et fournissent des excuses à la brutalité de ses soldats. Parmi la minorité critique, certains suggèrent aujourd’hui qu’Israël construit lui-même son propre Massada : en se convainquant d’être seul contre le monde entier, assiégé, l’Etat juif se crispe, se barricade physiquement et mentalement 36. Après cinq années d’Intifada, malgré l’humiliation et l’épuisement subis par les Palestiniens, Israël ne peut se targuer d’être vainqueur.

Le prix de la violence

Les attentats atteignent la société israélienne sur le plan physique, psychologique, mais aussi moral. Comment doit-on traiter les responsables du terrorisme, leurs complices, et leurs soutiens ? La violence qu’on exerce soi-même n’est-elle pas encore plus douloureuse ? La conviction d’incarner la victime et de procéder à un usage légitime de la force constitue le consensus majoritaire en Israël. Pourtant lorsque le récit se fragmente, celui-ci se crispe et tolère mal les voix divergentes.

Ne pas faiblir face à l’ennemi

L’objectif des commanditaires des attaques suicides est de terroriser la société israélienne, de la rendre vulnérable, de l’empêcher de jouir de la vie, afin qu’elle exige de ses gouvernants des concessions. Face à cette tentative de diffuser l’épouvante et à ce chantage, le récit dominant affirme que la société israélienne est forte, soudée, accoutumée à la guerre, qu’elle ne cède en rien devant le terrorisme. Sa force réside dans « la solidarité qui règne entre ses habitants et leur détermination à défendre leur pays 37 ». Cette analyse relève en partie d’un registre à la fois incantatoire et injonctif : reconnaître sa peur et sa vulnérabilité, c’est accorder une forme de victoire à l’adversaire.

Si un certain nombre de chercheurs israéliens s’interroge sur la légitimité et/ou l’efficacité des assassinats ciblés, peu d’études concernant l’impact du terrorisme sur la société israélienne figurent dans les revues académiques, comme si l’on refusait d’étudier ses fragilités. Un psychiatre, officier de réserve, explique qu’en Israël, on a tendance à dire que le Post traumatic stress disorder (PTSD) n’existe pas. Pendant plusieurs années, la méthode appliquée aux victimes du terrorisme consistait à faire parler à chaud le rescapé d’un attentat et à l’aider à reprendre le cours de sa vie normale presque aussitôt. On conseillait par exemple au chauffeur de bus qui avait manqué de mourir de reprendre son travail le soir même. L’injonction à se montrer fort est ici manifeste et révélatrice des attentes et des exigences qu’on nourrit par rapport à soi et aux membres de sa société 38.

Fréquemment, les Israéliens, tout en évoquant leur angoisse pour leurs proches, affirment que le terrorisme n’a pas miné leur moral. D’après David Grossman, le pire des maux des Israéliens est qu’ils se sont habitués aux attentats 39. Les enfants apprendront bientôt à l’école à reconnaître les kamikazes. Des documents officiels, distribués au public, expliquent que le kamikaze porte des vêtements peu conformes à la saison, que ses gestes sont crispés, que son attitude est nerveuse, qu’il sent la transpiration, etc 40. Des gardes privés sont recrutés pour garder des centres commerciaux, des restaurants et même, aujourd’hui, des fêtes familiales 41. Si les Israéliens s’adaptent à la menace du terrorisme et transforment certains de leurs gestes et comportements, on peut s’interroger sur les effets psychologiques à terme sur plusieurs classes d’âge et sur les risques de brutalisation des rapports sociaux. Ils s’accoutument aussi à la violence qu’exercent leur propre société et leur armée. Néanmoins, beaucoup d’habitants décident de vivre à l’étranger ou se préparent à cette éventualité. Une course au passeport des Etats de l’Union européenne est engagée. 140 000 descendants de Polonais, de Hongrois ou d’autres pays européens en ont déjà fait la demande 42.

Perdre son âme ?

Il y a déjà plus d’une décennie, Yeshahaou Leibovitz dénonçait « le piège de l’occupation ». Il mettait en garde contre le danger fasciste qui guettait Israël si ce pays poursuivait son entreprise de domination :

« Placer un million et demi d’Arabes sous l’autorité juive, c’est ébranler l’essence humaine et juive de l’Etat [d’Israël] et détruire la structure sociale que nous avons établie ; c’est couper l’Etat [d’Israël] du peuple juif dans le monde comme de la continuité de l’histoire et de la tradition juives, c’est anéantir le peuple juif et pervertir l’homme israélien 43 ».

Crimes de guerre, exactions, brutalités et humiliations inutiles ? Régulièrement, des assassinats de civils ou des conduites cruelles dont sont responsables les membres de Tsahal scandalisent l’opinion. L’émoi retombe rapidement, et d’autant plus facilement lorsque l’ennemi frappe à nouveau. D’après les témoignages de soldats, les écarts de conduite sont fréquents. Certains reconnaissent s’être servis de civils comme bouclier humain, avoir tiré sur des ambulances, avoir « pissé et craché sur des cadavres de terroristes » qu’ils avaient tués, laissé mourir des blessés. Les abus aux barrages de l’armée israélienne sont connus. Un commandant de régiment ayant participé à l’opération « Rempart » affirme que de nombreux soldats, dont la famille était dans le besoin, considéraient les pillages comme un complément de revenus 44. Cette violence laissera des traces profondes sur toute une génération de conscrits. Lors de la première Intifada, dont le caractère violent était bien moindre, l’impact psychologique sur les soldats avait déjà constitué un sujet de préoccupation.

« La société israélienne devient plus violente, agressive et raciste, moins démocratique 45 ». Ceux qui brisent le consensus ont à subir l’intolérance d’une machine de guerre qui entraîne avec elle classe politique, medias et société. Les réfractaires sont désignés comme traîtres 46 et ce phénomène d’exclusion est le produit d’une radicalisation politique et d’une simplification outrancière des catégories du Bien et du Mal. Le chef de l’armée de l’air, le général Halutz, a évoqué la possibilité de traîner devant la justice les membres du Bloc de la paix qui avaient mis en garde les pilotes israéliens larguant des bombes dans les territoires contre le risque de devoir répondre un jour devant le Tribunal international de la Haye 47. Quant à Avigdor Lieberman 48, ministre d’extrême droite, il affirme en décembre 2002 qu’un pacifiste comme Uri Arevny, dirigeant du Bloc de la paix ou Leah Tsemel, avocate de militants palestiniens méritent qu’on leur retire leur citoyenneté 49.

Fondés sur des convictions morales, les divers groupes qui remettent en cause la vision dominante apparaissent comme des voix encore isolées, souvent durement critiquées et rejetées. Contrairement à une gauche qui entrevoit le salut d’Israël dans le mur de séparation et l’évacuation des territoires, les pacifistes n’ont pas renoncé à l’idée d’une coexistence avec les Palestiniens. Les associations de femmes, non violentes, opposées à l’occupation et privilégiant les contacts avec des Palestiniennes, occupent une place centrale et moteur au sein du mouvement pacifiste. Les Femmes en noir, les Femmes et Mères pour la paix, Machsom Watch, qui surveille et rend compte des violations des droits de la personne aux points de contrôle militaire, ainsi que d’autres organisations se sont regroupées dans la Coordination des femmes pour une paix juste en novembre 2000. Au-delà des revendications concernant l’établissement d’un Etat palestinien, l’évacuation des colonies, les protagonistes contestent l’ethos militariste et le prisme de la virilité présents dans leur société. Une approche féministe est clairement énoncée et on revendique une place pour les femmes dans les négociations et dans les prises de décision politiques. Selon cette vision, la femme incarne une certaine sagesse par rapport aux élans bellicistes d’une société militarisée. Et la mère, mieux que quiconque, connaîtrait le prix de la vie. Cette voix rompt avec l’ethos de la violence et récuse le rôle de la victime.

Le refus de servir dans les territoires occupés, assumé publiquement en janvier 2002 par quatre-vingt trois officiers et soldats de réserve servant tous dans des unités combattantes a provoqué un choc en Israël. « Le courage de refuser », tout en assumant un héritage sioniste et un attachement à l’armée et à la nation, dénonce les exactions et les crimes de guerre que la poursuite de l’occupation et de l’exercice de la répression amènent à commettre 50. S’ils ont été rejoints par d’autres officiers de l’armée de l’air, dont le prestige est incontestable, ils ont suscité des critiques sévères parmi l’establishment militaire et politique – y compris à gauche. Le mouvement des refuzniks, malgré l’énorme charge symbolique qu’il possède, n’a pas provoqué d’effet d’entraînement dans la société israélienne. Après cinq années d’Intifada, d’attentats et de représailles, celle-ci s’enferre chaque jour dans un récit destructeur. Entre une classe politique, suivie par une opinion publique, qui se radicalise et un mouvement pacifiste ou anti-occupation à la marge, la société israélienne se polarise considérablement, comme si la fracture entre les deux Israël devenait incommensurable et qu’il n’existait pas d’espace de négociation entre deux voies antagonistes. En ce sens, l’impact des attentats-suicides sur la société israélienne est réel bien que décalé, dans la mesure où la violence déployée pour endiguer le phénomène provoque une crispation du débat et des rapports politiques ainsi qu’une fragilisation des liens au sein de la communauté nationale.

Malgré leur puissance de feu, l’assise de leur Etat et de leur économie, malgré leur alliance et leur proximité avec les Etats-Unis, les Israéliens redoutent leur disparition en tant qu’Etat. Le paradoxe israélien intrigue autant que le paradoxe palestinien. En effet, en dépit de leur faiblesse structurelle, de leurs défaites répétées, le désespoir et le désarroi que leur apportent leur vie quotidienne sous occupation, l’absence de perspectives de paix et d’émancipation, les Palestiniens gardent souvent l’idée d’un horizon de victoire. En quelque sorte, ils ont confiance en leur propre mythe national qui puise dans le registre religieux et dans un entêtement militant 51. Pourtant, de part et d’autre de la ligne verte, la posture victimaire est revendiquée avec insistance. La prise en compte du discours de l’Autre, le mimétisme, la volonté de convaincre le reste du monde de son propre récit fondent une compétition pour ravir la première place au palmarès de la souffrance et de l’injustice subies. En se laissant capter par ce jeu de rivalité, les protagonistes s’enchaînent à une narration qui devient absolue et hermétique. Ainsi, ces discours qui se ressemblent à plusieurs égards se renforcent mutuellement, mais demeurent parallèles sans jamais se croiser. Alors qu’en Israël, la source de la souffrance absolue réside dans l’expérience de la Shoah, les Palestiniens considèrent l’année 1948, avec la création d’Israël, leur expulsion de leurs terres et leur exil comme la « Nakba », terme qui peut se traduire par « catastrophe ». Par ce mot, les Palestiniens désignent le malheur et l’oppression de tout un peuple privé de sa terre et d’une souveraineté politique plutôt qu’ils ne font allusion à leur débâcle. Les Palestiniens tentent de démontrer que leur douleur est plus forte, ou au moins équivalente à celle des Juifs 52. Autre symétrie dans les convictions et dans l’agir qui se manifeste avec éclat dans la période de l’Intifada al-Aqsa et qui entretient le conflit : il est nécessaire de porter des coups douloureux à l’adversaire, seul moyen pour qu’il « comprenne » et qu’il plie. Du côté palestinien, les activistes recherchent des méthodes inédites pour compenser leur faiblesse structurelle et misent sur le coup d’éclat et la mise en scène. Chez les Israéliens, l’effort porte sur la rationalisation et la construction d’une légitimation juridique, morale et politique. De part et d’autre, là encore, ce qui est en jeu réside dans le rapport au monde.

Notes de bas de page

1. Le terme de « bouclage » désigne les mesures prises par l’armée israélienne pour empêcher la circulation des Palestiniens et des marchandises des Territoires. Les bouclages externes empêchent les personnes et les biens de se rendre en Israël ou de passer de Cisjordanie à Gaza. La construction de la clôture de sécurité autour de la bande de Gaza (au début des années 1990) et celle du mur autour de la Cisjordanie ont formalisé le procédé. Elles visent à rendre les espaces palestiniens et israélien étanches et aménagent des procédures strictes de passage. En période de haute tension, celles-ci sont suspendues. Ainsi, depuis l’enlèvement du soldat israélien en juin 2006, la bande de Gaza est soumise à un blocus total. Les bouclages internes limitent ou interdisent les mouvements des Palestiniens à l’intérieur de la Cisjordanie ou de la bande de Gaza, consignant les habitants au périmètre de leur localité.

2. Bigo D., Terrorisme, guerre, sécurité intérieure et sécurité extérieure, Mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, sous la direction de Bertrand Badie, Paris, IEP, 2002.

3. En l’occurrence, le terrorisme islamiste palestinien qui apparaît sous la forme d’attentats-suicides à partir de 1994 intervient alors que la lutte nationaliste a échoué à libérer les territoires occupés. Sur la question de la temporalité, voir l’introduction de Blom A., Bucaille L., Martinez L., The Enigma of Islamist Violence, Londres, Hurst, 2006.

4. Grossman D., « La mort, mode de vie », Chroniques d’une paix différée, Paris, Le Seuil, 2003, p. 121.

5. Le Monde, 19 juin 2004.

6. Observation tirée de nos enquêtes en Israël.

7. Shapira A., L’Imaginaire d’Israël. Histoire d’une culture politique, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 312.

8. Ibid., p. 313.

9. Zertal I., La Nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, Paris, La Découverte, 2002.

10. « The multivocality of a national myth: memory and counter-memories of

Masada

», Israeli Affairs, vol. 1, n° 3, printemps 1995, pp. 110-128.

11. Abréviation de « Tsva-Hagana Le-Yisrael », en français « Force de défense d’Israël », acronyme passé dans le langage courant.

12. Ben Eliezer U., « Is a military coup possible in

Israel

?

Israel

and French Algeria in comparative historical-sociological perspective », Theory and Society, n° 27, 1998, pp. 311-349.

13. Entretien auprès d’Uri Ben Eliezer mené par Sylvain Cypel, Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, Paris, La Découverte, 2005, p. 69.

14. C’est précisément ce principe qui est invoqué par les refuzniks israéliens. Voir Cypel S., op. cit., p. 72.

15. Les massacres de Sabra et Chatila qui entraînèrent la démission du ministre Ariel Sharon ébranlèrent une partie de l’opinion publique.

16. Evoqués par Uri Ben Eliezer, op. cit., p. 326.

17. « Before Rafah », New York Review of Books, 3 juin 2004.

18. Cette présentation des faits a largement convaincu en Israël et dans les pays occidentaux. Pour une interprétation divergente, lire Eldar A., « Popular misconception », Ha’aretz, 11 juin 2004 ou sa reproduction dans Journal of Palestine Studies, vol. XXXIV, n°2, hiver 1995, pp. 143-148. Voir aussi l’interprétation de Robert Malley dans l’article qu’il a co-écrit avec Hussein Agha, « Camp David: the tragedy of Erros », The New York Review of Books, vol.48, n°13, 9 août 2001, ou celle de Charles Enderlin, Le Rêve brisé. Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient. 1995-2002, Paris, Fayard, 2002.

19. New York Review of Books, 13 juin 2002.

20. Entretien avec Moshé Yaalon, « Israël : terroriser les terroristes », Politique internationale, n°109, automne 2005, p. 69.

21. Asi Sha’rabi étudie la psychologie sociale dans une université londonienne. Voir l’article d’al-Hayat, 25 août 2001.

22. Organisation créée en 1929 qui vise à encourager et encadrer l’immigration et l’intégration des Juifs en Israël.

23. Courrier international, n°684, 11-17 décembre 2003.

24. Fréquemment, les kamikazes palestiniens laissent un « testament » sur cassette vidéo où ils font leurs adieux à leurs proches et expliquent le sens de leur geste.

25. Colonomos A., Tiying the Gordian Knot. Targeterd Killings and the Ethics of Prevention, inédit, 2006.

26. Entretien avec Moshé Yaalon, op. cit., p. 77.

27. Le Général réagissait aux critiques israéliennes qui avaient qualifié de crime de guerre l’opération ciblée contre un membre du Hamas, Salah Shehada le 23 juillet 2002. Le largage d’une bombe d’une tonne avait provoqué la mort de dix-sept autres personnes, parmi lesquelles se trouvaient neuf enfants. Voir Kimmerling B., Politicide. Les guerres d’Ariel Sharon contre les Palestiniens, Paris, Agnès Viénot Editions, 2003, pp. 258-260.

28. « Parting shots », Ha’aretz, 2 juin 2005, reproduit dans Journal of Palestine Studies, vol. XXXV, n°1, automne 2005, pp. 178-181.

29. Ha’aretz, 30 août 2002. Extraits reproduits dans Baruch Kimmerling, op. cit., pp. 261-262. L’auteur se demande avec raison ce que signifie le caractère « interne » de la menace. Doit-on comprendre que la Cisjordanie et Gaza font partie intégrante de l’Etat d’Israël, ou que les Palestiniens citoyens d’Israël incarnent eux aussi cette menace ?

30. Ha’aretz, 13 avril 2001.

31. Rapporté par Sylvain Cypel, op. cit., p. 358.

32. « Ave César », op. cit., pp. 156-159.

33. Avi Mograbi, 2005.

34. Frappé par une attaque cérébrale le 6 janvier 2006, Ariel Sharon est maintenu dans le coma depuis lors.

35. Hass A., « Les Israéliens rêvent de transfert », Le Monde diplomatique, février 2003.

36. C’est l’idée contenue dans le titre et l’analyse du livre de Sylvain Cypel, Les Emmurés, op. cit. et c’est également l’une des contre-narration du mythe de Massada ; voir sur ce point Zerubavel Y., op. cit.

37. Grossman D., op. cit., p. 161.

38. Haïm L., Les Bombes humaines, Paris, Editions de la Martinière, 2003, p. 117.

39. Grossman D., op. cit., p. 181.

40. Haïm L., op. cit., p. 106.

41. Ibid., p. 107.

42. Cypel S., op. cit., p. 383.

43. Leibovitz Y., La Mauvaise Conscience d’Israël. Entretiens avec Joseph Algazy, Paris, Le Monde Editions, 1994, p. 107.

44. Voir Harel A., Isacharokk A., La Septième Guerre d’Israël, Paris, Editions de l’Eclat/Hachette Littératures, 2005, pp. 432-435.

45. Grossman D., op. cit., p. 161.

46. La chanteuse Yaffa Yarkoni, égérie nationale, qui, au cours de ses cinquante ans de scène, a régulièrement donné des concerts pour soutenir les soldats, se voit couverte d’injures, accusée d’être négationniste, menacée, après avoir apporté son soutien aux militaires qui refusent de servir dans les territoires palestiniens et déclaré en avril 2002 : « Pourquoi Sharon fait-il la guerre ? Pour tuer des paysans, bombarder Gaza et découvrir qu’il y a des femmes et des enfants parmi les victimes ! Notre peuple a connu la Shoah. Comment sommes-nous capables de commettre ces actes ? », in Cypel S., op. cit., p. 346. Des journalistes comme Amira Hass ou Gideon Levy qui livrent le récit des événements en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, en enquêtant au-delà des déclarations officielle de Tsahal suscitent beaucoup de détestation.

47. Le Bloc de la paix, Goush Shalom, créé en 1993 est l’un des piliers du mouvement pacifiste qui n’a eu cesse de dénoncer la poursuite de la colonisation et de l’occupation. Pour une réponse aux critiques qui lui sont adressées, lire « La mise en garde contre les crimes de guerre est un acte patriotique », Warschawsky M., Sibony M., A contre chœur, les voix dissidentes en Israël, Paris, Textuel, 2003, pp. 248-250.

48. Appartenant au parti russe « Israël est notre maison ».

49. Cypel S., op. cit., p. 350.

50. Lamarche K., Refuser l’occupation : de la désobéissance morale à l’action politique chez les refuzniks israéliens, Paris, Sudel, 2005.

51. Rashid Khalidi écrit que « dans le cas palestinien, il a fallu surmonter et survivre à des revers répétés et cuisants qui ont, d’une certaine manière, été incorporés dans le récit de l’identité sous forme de victoires. C’est une des caractéristiques de l’expérience palestinienne qui […] a pris une forme spécifique, consistant à peindre l’échec sous les couleurs du triomphe ou tout du moins sous celle de la persévérance héroïque contre plus fort que soi », L’Identité palestinienne. La construction d’une conscience nationale moderne, Paris, La Fabrique, 2003, p. 293.

52. Pour un autre mise en pratique de cette approche, lire Bucaille L., « L’impossible stratégie palestinienne du martyre : victimisation et attentat-suicide », Critique internationale, n°20, juillet 2003.

http://www.conflits.org/document2106.html

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